VI. LA REPUBLIQUE MITTERRANDIENNE

VI.a. Le premier septennat :

“La force tranquille”

a.1. L’alternance

            L’année 1981 restera dans l’histoire française comme celle de l’alternance politique dans la continuité constitutionnelle. La rupture est en effet considérable avec une longue et douloureuse tradition qui soumettait  l’alternance à un changement obligé de régime politique, ou qui à l’inverse la paralysait dans le cadre d’un régime donné. [....] Le mérite de la Constitution de 1958 pourtant taillée à la mesure d’un homme, est d’avoir renversé cette absence de perspective par l’instauration du fait majoritaire, pour peu évidemment que les principaux acteurs de la vie politique se soient ralliés à ses règles. C’est ce qu’a compris François Mitterrand qui, après avoir lontemps bataillé contre les institutions et la pratique institutionnelle de la Ve République, s’est installé dans sa fonction, et apparemment sans état d’âme, à la même enseigne que ses prédécesseurs, celle d’un monarque républicain.” (Bernard Droz, Anthony Rowley, Histoire générale du XX siècle..)

            Pour la première fois depuis 1965, l’élection du Président a lieu à échéance normale, c’est-à-dire à la fin des sept ans du mandat présidentiel, De Gaulle avait démissionné en 1969, après le référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat et donc n’avait pas terminé son mandat; quant à G. Pompidou, il décédait en 1974, après 5 ans de gouvernement. En général, les experts ne prévoient pas la victoire de la gauche, car elle est divisée entre François Mitterrand pour le PS, Michel Rocard pour le PSU et Georges Marchais pour le PC. La droite n’est pas mieux lotie, elle doit compter avec les candidatures de Jacques Chirac, de Michel Debré et de Marie-France Garaud pour les gaullistes et évidemment celle du Président sortant : Valéry Giscard d’Estaing. Pour éviter la multiplication de candidatures marginales, on modifie les règles de présentation : pour être valablement candidat à la présidence de la République, il faut, selon l’article L.44 du Code électoral, avoir 23 ans, remplir les conditions d’éligibilité (jouir des droits civils et politiques et avoir versé une caution), enfin, réunir 500 signatures de notables politiques élus dans 30 départements. Ces nouvelles règles sont fatales à Jean-Marie Le Pen (extrême-droite) et à Alain Krivine (extrême-gauche).

            Au premier tour, le 26 avril, VGE devance Chirac et le PC s’effondre. Au second tour, les communistes se désistent en faveur de Mitterrand, et Michel Rocard fait de même. A droite par contre, Chirac et Debré appellent les électeurs à voter selon “leur propre conscience”. Le 10 Mai, c’est la victoire de Mitterrand.

 

            Mitterrand doit sa victoire à plusieurs facteurs :

1) la modification des rapports de forces à l’intérieur des camps en présence : la droite est déchirée et la gauche unie; le recul du PC, incite les électeurs centristes à voter à gauche.

2) l’usure du pouvoir a joué un rôle important contre les “sortants”; à ce propos, se pose la question du mandat présidentiel, le septennat peut représenter la stabilité mais un septennat renouvelable à l’infini, ne semble pas être la solution idéale surtout quand le Président détient l’essentiel du pouvoir.

3) le corps électoral a rajeuni, grâce à l’abaissement à 18 ans de la majorité électorale.

4) les composantes socioculturelles ont évolué : extension du salariat, arrivée massive des femmes sur le marché du travail, baisse de la pratique religieuse, scolarisation accrue, tous ces facteurs ont changé les mentalités

5) les tensions internes à la société (crise économique, chômage, scandales, etc.) semblent avoir trouvé dans le PS et son programme (les 110 propositions) leur expression politique.

 

Il apparaît que le régime instauré par De Gaulle a résisté à l’alternance, que paradoxalement le principe majoritaire a servi à l’opposition pour conquérir le pouvoir, la gauche profitant donc d’institutions conçues contre sa volonté et pour l’éloigner du pouvoir. L’ancienne majorité quant à elle va devoir apprendre à vivre dans l’opposition et à découvrir les mérites du parlementarisme.

 

a.2. La gauche au pouvoir

            “Les dix premières années de la Ve République avaient été marquées par l’imposante stature de Charles De Gaulle : législateur fixant les tables de la Loi constitutionnelle, mais aussi leur interprétation présidentialiste; homme d’Etat imprimant à la politique étrangère et à la défense nationale une orientation progressivement adoptée par l’ensemble de l’opinion et la grande majorité de la classe politique; chef politique donnant à ses partisans une position hégémonique pour de longues années dans le système des partis.

            Les années 80 sont aussi marquées par l’empreinte de François Mitterrand. Sa double élection de 1981 et 1988 lui donne une légitimité populaire qui lui permet de s’imposer dans des contextes politiques contradictoires : les années du “socialisme absolu” de la législature 1981-1986, les deux ans de résistance présidentielle dans une “cohabitation” avec la droite victorieuse aux législatives de mars 1986, l’hégémonie face à une opposition atomisée de 1988 à 1993, avant une seconde cohabitation.”

            Cette présentation faite par Hughes Portelli dans son ouvrage, la Ve République,  met bien en évidence les deux personnalités les plus marquantes de la Cinquième : la première créant  son style, la deuxième sachant imbriquer des idéologies complètement différentes dans des institutions créées justement pour limiter leurs actions.

            Dès son investiture, Mitterrand dissout l’Assemblée nationale. La recherche d’une majorité parlementaire est engagée. Au lendemain des élections, le franc accuse une chute vertigineuse car les milieux des affaires et le patronat craignent la mise en place d’un programme  de gauche que le Président avait détaillé lors de sa campagne électorale dans ses 110 propositions. Les législatives  du 14 et 21 juin confirment la victoire du 10 mai et assurent au PS une majorité absolue. Devant les résultats, Mitterrand souligne que “c’est la première fois dans l’histoire de la République, qu’un parti dispose à lui seul de la majorité des sièges à l’Assemblée nationale”[...]. Pour la première fois depuis 58, le Président ne tire pas son autorité de son expérience gouvernementale récente ou d’un charisme extra-partisan mais de son leadership sur le parti majoritaire. Ce leadership donnera de 1981 à 1986, une dimension originale au présidentialisme : non seulement F.Mitterrand exerce ses fonctions dans la plénitude de leur lecture gaullienne mais son pouvoir est garanti par une soumission de nature partisane, à tous les échelons des institutions: gouvernement, Assemblée nationale.” (H.Portelli, La Ve République).

            Pierre Mauroy, nommé Premier ministre constitue un gouvernement représentatif des divers courants du PS et élargi au PC (4 ministres).

            Les deux premières années de son gouvernement sont caractérisées par une vague de réformes qui touche tous les secteurs de la vie économique et sociale. Pendant cet “état de grâce”, le gouvernement mobilise tous les moyens dont il dispose  (parlement convoqué en sessions extraordinaires, utilisation des ordonnances etc..) pour faire appliquer le programme de la gauche que Mitterrand définissait lui-même comme un contrat passé entre lui et le peuple français. Les “110 propositions” (liste de projets en matière sociale, économique, culturelle, scientifique, sur laquelle le candidat socialiste avait fait campagne) constituent en quelque sorte une directive présidentielle globale que le gouvernement doit faire exécuter dans la législation. Mitterrand l’a bien souligné, dès son premier message présidentiel: “Je suis le premier responsable de la politique française. Le Premier ministre et les ministres doivent exécuter la politique définie par le président de la République”.

 

a.3. La politique des réformes.

            Elle prévoit dans le domaine des institutions, une série de réformes qui ont pour but de “démocratiser” l’Etat : suppression de la Cour de sureté de l’Etat et des tribunaux permanents des forces armées, mais surtout l’abolition de la peine de mort (loi Badinter).

            Dans le domaine administratif, on essaie de “démocratiser” l’ENA (Ecole Nationale d’Administration).

            Dans le domaine des rapports Etat-audiovisuel, on crée la Haute Autorité de l’audiovisuel qui contrôle la radio-télévision d’Etat. Il y a aussi, la création de chaînes de télévision privées et la législation des radios libres. N’oublions pas non plus, le rétablissement du prix de vente unique du livre.

            Mais c’est la décentralisation  (loi Defferre) qui marque un grand changement La réforme accorde une série de compétences à la Région, au Département et à la Commune. Il y a un rééquilibrage du pouvoir, désormais l’exécutif appartiendra aux instances locales :

Au niveau de la Région : le Conseil régional est élu au suffrage universel pour 6 ans; ce Conseil règle les affaires sociales, économiques et culturelles de la Région, l’exécutif régional est le président du Conseil, la région est devenue une collectivité locale à part entière

Au niveau du Département : le Conseil général est élu au suffrage universel direct pour 6 ans, ce Conseil règle les affaires du Département, l’exécutif départemental est le président du Conseil général, il est élu pour 3 ans par les conseillers généraux; désormais, les préfets sont appelés Commissaires de la République, (remarquons une certaine réminiscence de la Révolution), ils se limiteront à diriger les services dépendant directement de l’Etat.

Au niveau de la Municipalité : le Conseil municipal est élu au suffrage universel direct pour 6 ans, l’exécutif municipal est le maire, le nombre de conseillers municipaux varie en fonction de l’importance de la Commune.

            Le gouvernement va aussi adopter une série de mesures qui ont pour but de lutter contre le chômage et de réduire les inégalités sociales. Les premières mesures sociales concernent : l’augmentation du SMIC (Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance) et des allocations familiales, ainsi que la retraite minimum vieillesse. Pour lutter contre le chômage, on abaisse l’âge de la retraite à 60 ans et on réduit la semaine de travail à 39 heures. On vote aussi une règlementation des cumuls d’emploi. A ces mesures s’ajoutent celles des contrats de solidarité signés par les entreprises et par les collectivités locales, pour la réinsertion dans le monde du travail. Il y a aussi, la création du “chèque-vacances” pour permettre aux familles qui ont des difficultés de pouvoir partir en vacances, sans oublier la cinquième semaine de congés payés. Il faut encore ajouter le remboursement partiel de l’IGV (interruption volontaire de la grossesse), l’instauration d’un congé parental à partir du troisième enfant; enfin la création des travaux d’utilité collective (TUC) pour occuper les jeunes sans travail.

            La loi Quilliot sur le logement assure une protection des locataires et un contrôle des loyers, mais ce sont surtout les lois Auroux sur les droits des travailleurs dans l’entreprise, (création de comités, liberté d’expression directe et collective, négociations collectives etc.) qui sont les grandes nouveautés du monde du travail.

            Le gouvernement entend mener une politique dirigiste et forcer la reprise économique par la relance de la consommation mais surtout par les nationalisations, le moyen idéal pour l’Etat de diriger et orienter l’appareil économique.

Dans le secteur financier, il y a la nationalisation de deux compagnies financières (Paribas et Suez) et de 39 banques.

Dans le secteur industriel, celle de cinq groupes : la compagnie générale d’électricité, Péchiney-Ugine-Kuhlmann (métaux), Rhône-Poulenc (chimie), Saint-Gobain (matériaux de construction) et Thomson-Brandt. (construction électrique). Il y a aussi des groupes où l’Etat devient actionnaire majoritaire : Dassault (aéronautique), Matra (automobiles) et les groupes sidérurgiques Usinor et Sacilor.

Dans le secteur fiscal, il y a la création de l’impôt sur la fortune, pour financer la solidarité sociale.

            Cette politique a pour conséquence une détérioration de la situation économique : augmentation de déficits budgétaires, de l’inflation, alourdissement des charges des entreprises. Le désenchantement de l’opinion se traduit par l’explosion du mécontentement général  Le gouvernement adopte alors une politique de rigueur (plan Delors) : blocage des prix et des salaires, limitation du déficit budgétaire, ralentissement de la consommation et des importations, augmentation des prélèvements. Cette politique obtient des résultats positifs : chute de l’inflation, redressement de la situation des entreprises mais malgré tout, le chômage ne cesse d’augmenter (2 millions en 1982).

            En 1984 , la querelle scolaire éclate à cause du projet de loi Savary. Ce projet voulait créer un grand service public, unifié et laïque de l’Education nationale, intégrant les établissements privés. La défense de “l’école libre” sert de motif au rassemblement de la droite dans une grande manifestation à Paris, qui impressionne l’opinion publique et le gouvernement est obligé de retirer le projet.

            Le 17 juillet 1984, Mauroy est remplacé par Laurent Fabius. Le nouveau Premier ministre déclare vouloir travailler à la modernisation du pays et au rassemblement des Français. Ce choix est d’autant plus médiatique que le Premier ministre est jeune (38 ans), il est donc à la fois le représentant des jeunes générations mais aussi un technocrate avisé. La politique de rigueur, menée depuis 1983, pénalise fortement les couches les plus défavorisées. Les résultats du gouvernement Fabius n’inversent pas la tendance de la montée du chômage et de l’accroissement des inégalités. Les élections cantonales de mars 1985 voient la progression du Front national, parti d’extrême-droite rassemblé autour de Jean-Marie Le Pen. Ce qu’on a appelé l’effet Le Pen se base essentiellement sur des thèses ultranationalistes et affronte donc le probléme de l’immigration. Sur un fond de xénophobie, impliquant un racisme récurrent, le FN s’attire les voix d’un électorat particulièrement frappé par la crise. Il faut ajouter à cela, les problèmes d’insécurité dans les grandes villes, qui sont toujours imputés aux étrangers. Le FN se fait le défenseur des “nationaux” en mobilisant et en recrutant à partir du double thème de la sécurité et de la draconienne limitation de l’immigration.

a.4. La cohabitation

            Les élections législatives de 1986 assurent une courte majorité à la coalition RPR-UDF (Rassemblement pour la République, Union de la démocratie française) et permettent au FN d’entrer à l’Assemblée nationale (35 députés). Le Président se trouve donc devant une chambre qui n’a plus sa couleur politique. La tradition républicaine veut que le chef du groupe politique le plus important de la majorité parlementaire occupe les fonctions de Premier ministre. Ainsi pour la première fois, la Ve République est confrontée à une situation imaginée seulement dans la théorie: celle de la cohabitation entre les deux personnalités de l’exécutif, chacun de tendance politique opposée. La Constitution affirme que le gouvernement détermine et conduit les affaires de l’Etat, désormais, on s’y conformera scrupuleusement. Mitterrand nomme donc Jacques Chirac qui en tant que Premier ministre mènera la politique intérieure sans l’ingérence du chef de l’Etat, ce dernier se réservera la politique étrangère et la gestion de la défense.

            La cohabitation dure deux ans, de 1986 à 1988. Elle est le témoin de la solidité et de la flexibilité des institutions de la Ve République.

            La nouvelle majorité annule l’essentiel des réformes socialistes. Un grand nombre de banques et d’entreprises sont privatisées, l’impôt sur les grandes fortunes est supprimé ainsi que les licenciements dans l’administration. Le Président met continuellement en évidence son désaccord avec le gouvernement et se présente comme le garant des droits sociaux.

            Malgré la politique économique libérale menée par Chirac, le chômage continue d’augmenter. La réforme Devaquet sur l’enseignement supérieur, vue par les étudiants comme une atteinte à leur liberté de choix dans leurs études et qui selon eux, devait aboutir à un système de sélection et à l’inégalité des diplômes, déclenche d’importantes manifestations en novembre et en décembre 1986. Chirac est obligé de retirer la loi pour éviter l’escalade de la violence.

            Au même moment, des mesures prises contre l’immigration et pour la réforme du code de la nationalité rencontrent de fermes oppositions. Là aussi, le gouvernement doit céder.

            Le gouvernement Chirac connaît aussi la grève la plus longue depuis Mai 1968 , elle débute le 12 décembre 1986 et se terminera le 14 janvier 1887. Elle concerne surtout les transports (SNCF et RATP) avant de gagner l’EDF et le GDF (électricité et gaz).

            La cote de popularité du président de la République, au plus bas avant la cohabitation, ne cessera de croître pendant celle-ci. Son attitude de non-ingérence dans les affaires intérieures, son rôle d’arbitre en diverses circonstances, sa primauté  en politique étrangère, lui ont valu un regain de considération. Le Premier ministre, lui, a vu baisser la sienne, son glissement vers l’extrême-droite pour se constituer une majorité en est peut-être l’une des causes, et cela malgré les résultats incontestables de sa gestion dans certains secteurs. Ce qui épouvante de nombreux Français, c’est que souvent cette gestion semble s’adresser “aux plus riches”.

 


VI.b. Le deuxième septennat :

La France unie”

b.1 Les élections présidentielles

            Bien qu’âgé de 72 ans, Mitterrand annonce sa candidature à sa propre succession. Pendant toute la campagne électorale, il se contente de cultiver l’image qu’il s’était donnée durant la cohabitation : celle d’un arbitre au-dessus des partis, garant de l’unité nationale, pour lutter contre les “germes de division semés par des partis qui veulent tout”. Arnaud Teyssier cite dans son livre La Ve République un entretien de Raymond Barre à Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde : “A mes yeux, le président de la République qui est un homme de stature et de culture, et qui cherche à façonner son image pour l’histoire, ne sera vraiment satisfait que lorsqu’il aura accompli un certain nombre de choses qui lui permettront de gommer De Gaulle. Il vit depuis mai 81, mais aussi bien avant, avec l’ombre du Commandeur à ses côtés, de même qu’il n’a jamais cessé de se dresser, de 1945 à 1969 contre De Gaulle vivant.[...] De Gaulle sera toujours pour François Mitterrand “l’éternel défi”. Quand le président de la République dit à Lacouture (journaliste) : “Vraiment le général De Gaulle n’est pas la référence qui m’occupe, [...] De Gaulle est le dernier grand homme du XIXe siècle, il n’est pas un homme du XXIe”, on sent bien qu’il voudrait lui, François Mitterrand “en faisant ce qu’il se doit, dans des circonstances différentes”, apparaître comme l’homme du XXe siècle qui a su pressentir le XXIe siècle, comme l’homme qui est parvenu à éclipser De Gaulle “.

            Le 8 mai , le Président est réélu avec 54% des suffrages, ces élections sont un dur échec pour la droite qui cherche l’explication dans ses divisions. Le processus politique et institutionnel semble calquer sur les élections de 1981: le Président réélu nomme son Premier ministre, Michel Rocard et dissout l’Assemblée nationale. Les élections législatives se déroulent les 5 et 12 juin et donnent la majorité à la gauche (mais pas au PS) d’autre part la forte baisse du PC oblige le président et son gouvernement à chercher des alliances au centre. Celles-ci, d’ailleurs, sont souhaitées par un grand nombre de Français, qui considèrent qu’il est temps de dépasser le clivage gauche-droite. Mitterrand annonce donc une politique d’ouverture. En effet, le gouvernement pratique une ouverture originale, puisque face aux 26 ministres socialistes, 20 ministres représentent le « centre » et la « société civile » .

 

b.2. La méthode Rocard.

            Rocard met en place une méthode qui consiste à rechercher le consensus par le dialogue et la négociation. Cette méthode donnera des résultats en ce qui concerne le problème de la Nouvelle Calédonie : en juin 1988, les Accords de Matignon sont conclus et le référendum sur l’autodétermination se déroulera en novembre. Il s’attaquera aussi aux problèmes de fond mais les mesures prises par le gouvernement paraissent bien modestes. En octobre 1988, un revenu minimum d’insertion de 2000F par mois (RMI) est offert à ceux qui souffrent de la pauvreté et de l’exclusion, le but est de lutter contre l’exclusion, mais cette nouvelle intervention, énième avatar du “traitement social du chômage” déçoit beaucoup d’électeurs. De plus, cette allocation devra être financée par l’impôt de solidarité sur la fortune, nouvelle appellation de l’impôt sur les grandes fortunes, abrogé par J. Chirac. Le plan Universités 2000, présenté par Lionel Jospin améliore la situation de l’enseignement supérieur. De façon générale, le gouvernement Rocard tout en poursuivant sa politique économique libérale, comme en témoigne par exemple la suppression du contrôle des changes, est maintenu sous pression par la revendication sociale. Il doit donc dégager de nouveaux moyens financiers. La contribution sociale généralisée (CGS) répond à la nécessité de financer le déficit de la Sécurité Sociale. La motion de censure déposée contre la CGS risque de faire tomber le gouvernement.

            La réactivation des conflits sociaux témoigne du malaise ressenti par les salariés envers un régime dont ils contestent la motivation socialiste. Même à l’intérieur du PS, certains s’inquiètent de la tiédeur de la politique sociale. Les années 90-91 verront toute une série de revendications : des agriculteurs qui ont le sentiment d’être exclus des plans de relance aux lycéens qui réclament des moyens accrus pour l’enseignement secondaire. Mais ce sont les révoltes dans les banlieues qui contraignent le gouvernement à aborder le dossier de la ville. Dix ans après son arrivée au pouvoir, la gauche prend conscience de la gravité de la situation. Rocard se saisit du dossier, une loi est adoptée pour changer les critères d’attribution des logements sociaux afin d’éviter la constitution de nouveaux ghettos. La seule réalisation concrète sera la loi de solidarité financière entre communes riches et communes pauvres. Du problème des banlieues aux problèmes de l’immigration, il n’y a qu’un pas, mais Rocard affronte surtout la dimension culturelle de l’immigration avec l’affaire du “foulard islamique”. La querelle qui opposera les intransigeants et les tolérants sera tranchée par le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat est chargé de juger les litiges dans lesquels l’administration est mise en cause; en novembre 1989, il jugera le port du voile islamique compatible avec le principe de la laïcité, à la condition que les élèves ne se soustraient pas à leurs obligations scolaires au nom de leur religion. Cette affaire démontre que l’immigration reste plus que jamais une des données essentielles du paysage politique français et plus fondamentalement un fait de société incontournable. L’accentuation des problèmes d’immigration coincide avec la montée du racisme; aussi dans le cadre d’un plan d’intégration des immigrés, Rocard propose de renforcer la lutte antiraciste.

 

b.3. Les affaires.

            Dans cette période difficile  un climat  délétère se développe dans le pays avec ce qu’il est convenu d’appeler les “affaires”. Certes la corruption n’est pas une nouveauté en politique, mais dès la fin des années 80, une série de scandales risque de mettre en péril la République. Un des scandales les plus retentissants est celui qui se développe, début 90, autour du rachat de l’American National Can par le groupe Pechiney. Deux personnes proches du président de la République sont directement impliquées dans cette affaire. Vient ensuite le scandale du financement illicite des campagnes électorales du PS, affaire éclaboussant d’ailleurs aussi des politiciens de droite. D’autres scandales éclatent par intermittence, liés souvent à des dérives de la décentralisation. Les pouvoirs transférés aux élus locaux n’ont pas été accompagnés de contrôles parallèles. Plusieurs maires de droite comme de gauche se trouvent gravement mis en cause. Mais c’est l’affaire du sang contaminé qui va le plus marquer l’opinion. Pour tenter de redresser une image catastrophique, Pierre Bérégovoy propose une nouvelle loi contre la corruption et sur la moralisation des activités économiques. Le projet, qui sera assoupli par l’Assemblée, prévoit l’interdiction des dons d’entreprise aux partis politiques et aux candidats, ainsi qu’une limitation du recours à la publicité.

 

b.4. L’intermède Cresson.

            Le 15 mai 1991, Mitterrand limoge son Premier ministre et nomme Edith Cresson à la tête du gouvernement. Le choix de Mitterrand est bien évidemment médiatique (comme l’avait été celui de L.Fabius, jeune Premier ministre) et destiné à susciter une nouvelle fois un choc psychologique pour reconquérir l’opinion. L’arrivée à Matignon de la première femme chef de gouvernement constitue un événement important. Le nouveau gouvernement d’E.Cresson tente d’imprimer aux affaires une conduite plus volontariste et réformatrice. Mais, il ne peut se dispenser de pratiquer une politique économique basée sur la rigueur. Son programme politique paraît aligner sur celui du gouvernement précédent. Edith Cresson doit compter aussi avec l’hostilité et la misogynie de l’appareil politique et des médias, qui exploitent ses maladresses. Mais ce que le Premier ministre paie surtout, c’est l’absence de suites concrètes à ses annonces de réformes. E.Cresson ne résiste pas aux élections régionales et cantonales de mars 1992. L’effondrement de la participation électorale qui frappe surtout l’électorat de gauche, annonce la défaite aux législatives de l’année suivante. Le 2 avril, c’est Pierre Bérégovoy qui prend sa place à Matignon.

 

b.5. La mission impossible de Pierre Bérégovoy.

            Le nouveau Premier ministre arrive au pouvoir dans les pires conditions. Non seulement il lui reste moins d’un an avant les nouvelles élections législatives mais la situation qui lui est léguée ne lui permet pas de pratiquer de grandes manoeuvres. Sur le plan économique et social, il doit faire face à une récession qui réduit les recettes fiscales et qui augmente le chômage (le cap des trois millions de chômeurs est atteint en février 1993). De plus, il doit gérer le référendum de Maastricht. Bérégovoy est alors contraint d’oublier les grandes réformes sociales et institutionnelles. Il va cependant devoir affronter deux épreuves difficiles : le référendum sur l’Union européenne et le développement des affaires (financement illicite des campagnes électorales du PS). Rien ne laissait présager que le référendum diviserait la France en deux.. La découverte des dispositions du traité à propos de l’union monétaire va développer un courant critique aigu surtout devant le traitement  particulier réservé aux Britanniques. Le 20 septembre, le “oui” l’emporte avec une faible marge, 51% de voix , l’abstention et les votes nuls s’élevant à 30%. La gauche donne le sentiment d’être à bout de souffle, incapable de proposer et de réaliser des projets nouveaux, la plupart de ses membres aspirent à un changement radical.

 

b.6. La cohabitation de “velours

            En mars 1993, les élections législatives voient la victoire de la coalition RPR-UDF. La gauche est littéralement écrasée. L’échéance des présidentielles en 1995, a été le thème dominant de cette campagne, J.Chirac conserve la direction du RPR et pousse Edouard Balladur à Matignon. A la différence de 1986, la seconde cohabitation est moins dramatique, l’expérience institutionnelle a déjà eu lieu et le climat d’affrontement permanent ne se reproduira pas puisque le chef de l’Etat ne sera plus candidat aux prochaines élections. Il n’a donc aucun intérêt à entrer en concurrence directe avec le Premier ministre. Nommé Premier ministre le 30 mars, Edouard Balladur forme un gouvernement équilibré entre RPR et UDF. Ses objectifs? Il les précise dans une interview au Figaro : “Ce qui m’intéresse, dit-il, au-delà des apparences, ce sont les réalités. La France a été à plusieurs moments de son Histoire une référence, au Moyen Age, au temps de sa monarchie administrative, au XIXe siècle. Peut-être est-ce un rêve ou une naïveté, mais j’aimerais que notre pays redevienne un des modèles du progrès dans le monde. L’objectif de la réforme est à mes yeux le suivant : comment en n’étant pas le pays le plus fort militairement ni le plus fort économiquement, compter dans le monde, en inventant un modèle de société national et international?” (cité dans Teyssier, La Ve République).

            Le Premier ministre reprend et développe son idée de “l’exemple Français” qu’il entend promouvoir. Quatre orientations lui paraissent primordiales : “Affermir l’Etat républicain, assainir notre économie pour développer l’emploi, garantir les solidarités essentielles à notre société et mieux assurer la place de la France dans l’Europe et dans le monde.” (idem)

            Le Premier ministre impose une rupture avec la gestion antérieure dans deux domaines: l’économie et l’immigration. Il cherche à réduire les déficits publics par des mesures draconiennes, qui commencent par la réduction du train de vie de l’Etat. Il réforme le régime général des retraites, augmente la CSG, mais renforce le soutien à l’emploi et aux équipements publics en les finançant par un grand emprunt national. Les privatisations des entreprises nationalisées reprennent et la Banque de France devient indépendante. Si les mesures économiques et financières n’ont pas trop soulevé de réaction, il n’en va pas de même pour celles concernant l’immigration. Les lois Pasqua bouleversent le statut des étrangers non communautaires. Une première loi relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers vise à encadrer et à restreindre le regroupement familial et les demandes d’asile et à faciliter les expulsions. Une seconde renforce les pouvoirs de police dans les contrôles d’identité. Une troisième rend plus difficile l’acquisition de la nationalité française pour en faire une démarche volontaire (les enfants nés en France, de parents étrangers doivent déclarer à leur majorité, leur intention de devenir Français). Les députés socialistes portent ces lois devant le Conseil constitutionnel. Ce dernier annule une partie des dispositions sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers, en particulier celles concernant le droit d’asile, mais il valide l’essentiel de la réforme du code de la nationalité et  les contrôles d’identité.

            Une autre réforme touche les institutions : on crée en parallèle à la Haute Cour de Justice qui jugera les crimes de haute trahison, une Cour de Justice de la République pour juger les crimes et les délits commis par les ministres dans l’exercice de leur fonction. Le Conseil Supérieur de la Magistrature n’est plus nommé par le président de la République (qui en conserve quand même la présidence) mais par le Parlement et les magistrats.

            La relance de l’aménagement du territoire est l’occasion pour le gouvernement à travers une grande campagne d’opinion, d’aller à l’encontre des élus locaux et de rassurer le monde rural en tentant d’arrêter l’abandon des campagnes par le maintien des services publics.

            Le Premier ministre remporte aussi des succès notamment lorsque le franc est attaqué par la spéculation en juillet 1993 et lors des négociations commerciales du GATT.

            Edouard Balladur doit gérer deux types de cohabitation: à la tête des institutions avec Mitterand, à la tête de son parti, le RPR, avec Chirac. Contrairement aux apparences la première est beaucoup plus tranquille que la deuxième ! En effet Mitterrand et Balladur veillent à donner de leurs relations une image courtoise. Le chef de l’Etat commence aussi à être affaibli par l’âge mais surtout par la maladie. Au sein même du RPR en revanche la popularité du Premier ministre qui conforte ses ambitions présidentielles ne plaît pas à Chirac. A l’approche des élections présidentielles, leur rivalité éclate au grand jour.

            En 1995, c’est la fin du mandat et le moment de dresser le bilan des années Mitterrand et des deux cohabitations de droite. L’accent est surtout mis sur l’augmentation du nombre des chômeurs, sur la nouvelle pauvreté, sur l’aggravation des inégalités sociales, sur la crise d’identité des socialistes, mais il ne faut pas non plus oublier toutes les réalisations positives de ces 14 années. Nous n’insisterons plus sur la politique des réformes sociales qui marquera à jamais la France des années 80, nous rappellerons plutôt la politique des grands travaux avec l’intervention directe du chef de l’Etat dans des domaines “culturels” et de l’urbanisme, une spécificité bien française qui rappelle d’une certaine façon le fameux “bon plaisir du roi” sous l’Ancien Régime, politique qui a toujours légué au pays un “héritage de grandeur”. Pompidou avait voulu le centre culturel de Baubourg, Giscard d’Estaing avait créé le musée d’Orsay et la Cité des sciences à la Villette, quant à Mitterrand, il laissera la Pyramide du Louvre et l’agrandissement du musée, l’Institut du monde arabe, l’Opéra-Bastille qui sera inauguré pendant la célébration du bicentenaire de la Révolution française en 1989, la Cité de la musique et le parc de la Villette, l’Arche de la Défense, la Bibliothèque Nationale de France. Toutes ces réalisations ont profondément changé la physionomie de Paris. En guise de conclusion, nous pourrions reprendre un jugement d’Alain Duhamel sur le Président Mitterrand : “Le propos peut sembler bizarre, voire paradoxal, alors qu’avec la fin du second mandat de François Mitterrand, rarement république aura eu un président au style aussi monarchique que la France d’aujourd’hui. François Mitterrand aura passé quatorze années de suite au palais de l’Elysée. Aucun chef de l’Etat français n’était resté aussi longtemps en place depuis Napoléon III. Aucun président [...] n’a bénéficié d’un tel double septennat intégral, Quatorze ans de présidence - quatre législatures -, cela s’appelle une durée quasi royale. [..] François Mitterrand aura personnifié ce précédent absolu que fut l’élection d’un candidat de gauche à la tête de l’Etat et au suffrage universel direct” (Alain Duhamel, La politique imaginaire) .