VII. LA RÉPUBLIQUE CHIRAQUIENNE

VII.a. Une campagne à rebondissements.

            L’élection présidentielle de 1995 est dominée par une situation insolite : d’abord, la droite présente deux candidats gaullistes : Jacques Chirac et le Premier ministre sortant Edouard Balladur. En effet, celui-ci apparaît tout de suite comme le candidat idéal puisqu’il jouit d’une certaine popularité, malgré les difficultés rencontrées par certaines de ses initiatives et les “affaires” sur son gouvernement. Face à la popularité triomphante du chef du gouvernement, Chirac, maire de Paris,  met en place une nouvelle stratégie. Il publie Une nouvelle France, livre-programme qui marque un net changement d’orientation envers les problèmes sociaux et surtout la lutte contre l’exclusion.

         La gauche qui semble anéantie croit pendant un certain temps pouvoir compter sur la candidature Jacques Delors.

            Les autres formations politiques se préparent elles aussi à la grande échéance. Le Front national a déjà son candidat : Jean-Marie Le Pen dont les thèmes favoris sont l’immigration et l’insécurité. Le parti communiste présente comme candidat son nouveau leader, Robert Hue. Quant à Philippe de Villiers, ancien député (PR-UDF) de la Vendée et fondateur du mouvement “Combat pour les valeurs”, (ce mouvement se base sur “huit vérités” formulées dans une charte, inspirée par le catholicisme national), il annonce qu’il se présentera en créant un nouveau mouvement, le Mouvement pour la France.

            En décembre 1994, invité à une émission “Sept sur sept”, Delors annonce qu’il ne sera pas candidat à l’élection présidentielle; à gauche, c’est la consternation. Selon lui, il n’y a pas dans l’immédiat les conditions politiques nécessaires aux réformes qu’il entend entreprendre, et ce serait tromper les Français, que de vouloir s’engager dans la campagne avec le soutien du seul parti socialiste. Chirac reprend espoir même si les sondages lui sont défavorables. Il continue à centrer son programme sur le domaine social, l’exclusion, et tente ainsi de renouer avec un “vieux” courant du gaullisme. L’opération vise à “frapper” l’électorat du centre et de la gauche pour mieux se démarquer de l’immobilisme de Balladur. Il ajoute un autre thème à sa campagne, la coupure qui existe entre les élites et le pays, coupure qui s’accompagne d’une dénonciation de la “pensée unique” qui règne dans les ministères et du poids excessif de la “technostructure” dans le processus de décision. Les électeurs traditionnels de Chirac, sont surpris d’entendre un “énarque” (ancien élève de l’École Nationale d’Administration) entouré d’énarques, dénoncer les élites et la “technostructure”, et partir en guerre contre la “France favorisée et privilégiée”. Jacques Chirac s’engage donc, à traiter directement, comme le faisait De Gaulle, avec les responsables des administrations pour mieux valoriser leurs rôles.

            Au moment où s’ouvre la campagne, les choses ont bien changé. Chirac est en tête des sondages, le PS a trouvé un remplaçant à Delors, en la personne de Lionel Jospin. Les résultats du premier tour ressemblent à la campagne électorale pleine de rebondissements et créent la surprise. Contrairement à toute attente, c’est Lionel Jospin qui est en tête, (23%) suivi de Chirac (21%) et de Balladur,(18%) Le Pen marque (15%), le PC (8%). Les électeurs communistes et écologistes soutiendront Jospin au second tour. Quant à la droite, elle refuse de rechercher l’appui des voix du Front National, Edouard Balladur accepte de se désister en faveur de Jacques Chirac. Le mardi 2 mai, Chirac et Jospin s’affrontent à la télévision, le ton est courtois et la discussion ne départage pas les deux hommes, Jospin apparaît sympathique et sincère, Chirac calme et résolu. On a beaucoup ironisé sur ce “débat d’énarques” qui n’a plus grand chose de commun avec les “vieux” débats politiques.

            Au second tour, l’abstention atteint 20%, Chirac l’emporte avec 52% des voix contre 47% de Jospin. Le résultat est vu surtout comme un succès du mouvement gaulliste qui retrouve enfin la fonction suprême après 21 ans.

 

VII.b. Le gouvernement Juppé.

            Jacques Chirac choisit comme Premier ministre Alain Juppé, mais ne dissout pas l’Assemblée nationale pour empêcher qu’il y ait une restructuration de la majorité. Dès les premiers mois, il commence ses principales réformes.

La réforme de la Constitution (août 1995) vise à renforcer les droits du Parlement (session unique de neuf mois, extension de l’inviolabilité des parlementaires pour les mesures privatives ou restrictives de liberté, partage de l’ordre du jour avec le gouvernement). La réforme de la Contitution touche aussi l’article 11 sur le référendum, en effet celui-ci est élargi aux questions économiques et sociales.

La réforme des armées. Après avoir repris, malgré les protestations internationales et le boycottage des produits français dans le monde, les essais nucléaires qui avaient été interrompus en 1992, le président de la République annonce la suppression du service militaire, la professionnalisation des armées ainsi que la restructuration des industries d’armement. Cette réforme est la plus importante dans le domaine de la défense depuis que De Gaulle avait décidé de doter la France d’une force de frappe nucléaire.

            Vers la fin de 1995, le malaise social s’exprime à nouveau. le secteur public et les étudiants manifestent en novembre et décembre, cette crise sociale s’aggrave après la présentation par le gouvernement de la réforme de la Sécurité Sociale et du régime des retraites. Ce qui inquiète le plus les Français, c’est de voir leurs acquis sociaux remis en cause. Ces mouvements de grève et de revendication relèvent aussi de l’ambiguïté de la campagne du chef de l’Etat et de son programme social. De plus, la politique que mène le nouveau gouvernement s’avère être la même que celle de son prédécesseur. Six mois après son élection, Jacques Chirac remanie son gouvernement, on s’attend ainsi à la nomination d’un nouveau Premier ministre. En fait, c’est un Juppé-bis qui réapparaît sur la scène politique.

 

VII.c. Les législatives : un scrutin boomerang.

            Pendant l’année 1996, la crise sociale ne fait que se confirmer, c’est surtout la réforme de la Sécurité sociale qui inquiète le plus les Français. Le 21 avril 1997, le président de la République annonce son intention de dissoudre l’Assemblée nationale (dont l’échéance est fixée en 1998) pour pouvoir avoir une majorité plus fiable qui lui permette de faire appliquer ses projets de réforme. Il demande donc aux Français d’exprimer “clairement” leur “adhésion” à son action pour engager ses réformes qu’il estime nécessaires et pour aborder les échéances européennes et internationales à venir. Pour cela, il doit pouvoir compter sur le soutien du pays. Les urnes ne lui apporteront ni l’une ni l’autre.

            Journaliste du Nouvel Observateur, R.Schneider donne une analyse intéressante de la dissolution de l’Assemblée nationale. Selon lui, Jacques Chirac a joué son septennat à “quitte ou double”, moins de deux ans après son élection à l’Elysée, il tente une opération fort risquée, et commet plusieurs erreurs en annonçant  la dissolution. La première consiste à sous-estimer son adversaire. Les sondages réalisés quelques mois avant, donnent la gauche comme particulièrement affaiblie. Le Président en conclut que le PS ne sera pas dangereux. La deuxième erreur, est que le chef de l’Etat  a mal apprécié l’enjeu; en appelant le pays aux élections, il prend le risque de conférer à ces élections un caractère référendaire, dans la pure tradition gaulliste. Pour ou contre le Président et sa politique menée depuis 2 ans? Certes cette élection législative n’est pas un référendum, mais un choix entre deux camps et deux projets de gouvernement. La troisième erreur, est que Jacques Chirac n’a pas su expliquer les raisons de cette dissolution. Après avoir affirmé en juillet 1995, que seule une crise grave peut justifier une dissolution, il est difficile d’expliquer qu’il n’y a pas de crise, qu’il n’a pas changé d’avis mais que néanmoins la dissolution s’impose. En fait, si la fracture sociale avait été partiellement résorbée, les déficits mieux jugulés, si le chômage avait baissé, bref si le pouvoir  chiraquien avait gardé la confiance de l’opinion, Chirac n’aurait pas précipité les élections.

 

VII.d. La nouvelle cohabitation

             Le 2 juin 1997, la gauche est gagnante, Jacques Chirac qui est contraint à choisir un nouveau Premier ministre dans la nouvelle majorité, désigne Lionel Jospin, son ancien antagoniste, deux ans auparavant lors des élections présidentielles. Pour la première fois, c’est la droite qui doit cohabiter avec un gouvernement de gauche.

            Jospin décide de mettre en place des “super- ministères”. L’un des plus puissants est le ministère des finances, confié à Dominique Strauss-Kahn. Celui-ci est ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, il a quatre secrétaires d’Etat qui travaillent sous sa tutelle : le commerce extérieur, le budget, les PME (les petites et moyennes entreprises),  le commerce, l’artisanat et l’industrie.

            L’autre super-ministère, celui de l’emploi et de la solidarité est confié à Martine Aubry, le n° 2 du gouvernement, qui se retrouve à la tête d’un véritable “continent”. Travail, emploi et formation professionnelle sont sous sa responsabilité. Santé, retraites, politique de la famille et action sociale dépendent également d’elle. En plus, elle a la charge des secteurs de l’intégration, de la lutte contre l’exclusion et de la ville.

            L’autre grand pôle, l’un des plus difficiles à gérer, celui de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie est aux mains de Claude Allègre. Celui-ci a tout de suite affirmé que son secteur doit être protégé des coupes budgétaires. Si l’université et la recherche demeurent ses priorités, il décide aussi d’engager ce qu’il définit “la bataille de l’intelligence”. Il fait tout de suite savoir ce qu’il pense des programmes scolaires trop lourds, de l’hégémonie des mathématiques, des enseignants et de leur rôle, de la place de l’éducation dans les quartiers difficiles. Il n’ignore pas non plus l’urgence des problèmes : la situation des maîtres auxiliaires, les fermetures des classes. L’enjeu est de taille surtout quand on connaît les attentes, les espoirs des enseignants et des élèves-étudiants.

         L’environnement  (autre ministère à gestion dangereuse) et l’aménagement du territoire sont désormais ensemble. Les deux ministères vont être amenés à travailler en tandem même s’ils ne sont pas à égalité de budget.

            Avec le ministère de la défense et celui des affaires étrangères on marche sur un terrain miné, puisqu’on touche à l’un des secteurs de ce qu’il est convenu d’appeler le “domaine partagé” avec le chef de l’État qui est le chef des armées selon la Constitution. La gauche a fait savoir qu’elle ne remettra pas en question la réforme du service militaire, les autres dossiers qui attendent une solution, serviront de test à la cohabitation, ils sont d’ailleurs de taille : la restructuration des industries de défense, l’OTAN et la défense européenne.

         Le ministère de la justice passe aux mains d’Elisabeth Guigou qui a l’intention d’entreprendre une réforme d’envergure.

            C’est Jean-Pierre Chevènement (à qui l’on doit la dernière loi sur  l’immigration, ) qui devient ministre de l’intérieur.

            N’oublions pas non plus les ministères de la jeunesse et des sports et  celui de l’équipement, des transports et du logement, confiés à des communistes, celui de la culture et de la communication encore confié à une femme Catherine Trautmann, qui est aussi le porte parole du gouvernement. L’agriculture et la pêche sont dans les mains d’un spécialiste, Louis Le Pensec.

            Cette nouvelle organisation ne veut pas dire que Jospin compte se décharger totalement sur ses super-ministres ou se désintéresser de certains domaines. Au contraire, il entend s’entourer d’une “cellule de réflexion” composée d’experts qui ne sont pas tous issus de la haute fonction publique ou du monde politique. Cette équipe collabore directement et continuellement avec le Premier ministre.

            La cohabitation que vit la France depuis 1997, ne s’inscrit pas dans les modèles des deux cohabitations précédentes. Une cohabitation qui doit durer 5 ans, laisse prévoir des mutations importantes. Chirac sait par expérience, qu’un chef de l’État sans majorité devient suivant l’expression de Marguerite Duras, un “président clandestin”. Toute cohabitation est par nature une confrontation dont le peuple est le juge. Derrière la courtoisie et la civilité des formes, se déroule un combat dont l’enjeu est le pouvoir. Désormais, on peut se demander comment ce pouvoir sera partagé. Il est vrai que les cohabitations de 1986 et de 1993, ont d’une certaine façon fixé les règles, mais celle de 1997 est bien différente. D’abord par sa durée, elle ne se présente plus comme une exception mais bien comme une norme du septennat. La cohabitation peut être institutionnellement intéressante et bien supportée, quand se profilent à l’horizon, les élections présidentielles. Mais lorsque cette perspective est loin, la cohabitation se présente comme une “pathologie” des institutions, puisqu’elle remet en question la prééminence du président de la République, principe fondamental de la Ve République. Affaibli politiquement, le Président doit appliquer à la lettre la Constitution. Le risque pour lui, est de se présenter pendant 5 ans, aux yeux des Français, comme le Président qui “accompagne” le gouvernement de gauche et les transformations qu’il conduit. En 1986, Chirac, alors chef du gouvernement de la première cohabitation, ironisait volontiers sur l’Élysée devenu selon lui : “le palais de la Belle au bois dormant” et sur le rôle du Président Mitterrand, qui consistait désormais à “inaugurer les chrysanthèmes”. Voilà pourtant ce qui l’attend, à moins que le Président estimant, que le principe de la Ve République doit être préservé avec un pouvoir présidentiel fort, provoque une crise institutionnelle, au premier prétexte venu; en démissionnant ou en réformant la durée du mandat présidentiel réduit à 5 ans et donc ramené à la durée d’une législature. A ce moment-là, la prééminence présidentielle pourrait recouvrer ses droits. Mais comme le constate Robert Badinter, ancien ministre de la Justice de François Mitterrand, dans Le Nouvel Observateur de juin 1997, “Il faudra bien que les vues de Lionel Jospin, qui ont été approuvées par la majorité du pays, s’inscrivent dans les propos et les actes du président de la République [...] La cohabitation est toujours une épreuve de force politique. Elle est aussi, pour les protagonistes, épreuve de sagesse. Au regard de l’intérêt national, ne doutons point que celle- ci l’emportera”

VII.e. En guise de conclusion.

            L’année 1998 se termine pour la France sur un excellent bilan: une activité forte, une inflation nulle, des créations d’emplois, des déficits publics en diminution. Le gouvernement de Lionel Jospin a poursuivi depuis son arrivée au pouvoir des politiques prudentes de réformes, mais qui ont porté leurs fruits. 1998 restera comme l’une des meilleures de la décennie 90. La croissance a été robuste et a contribué à des créations d’emplois (350000 au total donc 15000 emplois jeunes). Avec le recul du chômage, la croissance a aussi permis un redressement des comptes publics, (Etat, sécurité sociale et collectivités locales). Le Premier ministre a engagé la privatisation de plusieurs entreprises publiques et amorcé des réformes des fiscalités locales, économiques et du patrimoine. Même les 35 heures, ce projet qui avait provoqué en 1997 la colère des patrons, finissent par être acceptées par les entreprises. En revanche, le gouvernement a eu beaucoup plus de mal pour faire passer les réformes en matières de justice, d’immigration ou d’éducation. Les syndicats des enseignants, les lycéens s’opposent aux différents projets de leur ministre: Claude Allègre.

            Lionel Jospin bénéficie depuis juin 1997, d’un environnement politique favorable, ce dont témoigne une cote de popularité toujours élevée, malgré les “tiraillements” au sein de la “gauche plurielle”; mais aussi grâce à la faiblesse de l’opposition, due aux divisions internes qui l’affectent. Déjà “assommée” aux élections législatives de 1997, la droite subit en mars 1998 un nouvel échec cuisant aux régionales. De plus, elle doit faire face au redoutable dilemme de l’alliance avec le Front National, mais avec l’éclatement du FN en fin d’année, elle croit voir enfin l’annonce d’une “éclaircie”. Enfin, avec la victoire au Mondial, l’année 1998 aura donc été une bonne année (d’après des articles du Monde).