INTRODUCTION

 

Nous ne devons pas avoir honte de reconnaître la vérité et de la faire nôtre qu’elle qu’en soit la source, même si elle nous vient d’anciennes générations ou de peuples étrangers - Al Kindy (Xe siècle)

 

Le Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie), région d'Afrique du Nord à peuplement d'origine berbère, intéresse le monde depuis la plus haute Antiquité. C'est une terre de passage et de rencontres de nombreuses civilisations.

Les autochtones se sont toujours opposés aux envahisseurs. Si les conquérants (successivement Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Turcs et Français...), dont la présence a duré des siècles, ont laissé des traces, ils n'ont pas marqué très profondément la culture et la société indigènes. Seuls les Arabo-musulmans ont marqué un tournant irréversible dans l'histoire des Maghrébins.

Si l'arabisation est restée incomplète, l'islamisation, qui a commencé en 655 (nous utilisons par convention le calendrier occidental), s’est s'imposée. Le destin du Maghreb dépend aujourd'hui de l'Islam, conçu comme religion ou comme culture. Les Berbères, qui ont été d'abord païens, chrétiens et juifs, ont connu ainsi un changement identitaire. L'Islamité, puis l'Arabité, s'ajoutent à la Berbérité (ou Amazighité, du nom que les Berbères se donnent à eux-mêmes).

Annexé politiquement puis culturellement au monde arabo-musulman, le Maghreb (Occident) est influencé par tout ce qui se passe au Machreq (Orient). Au début de l'arabo-islamisation, les autochtones ne sont pas maîtres de leur situation. Par la suite, à travers leur propre conception de l'Islam, ils deviennent de facto  acteurs et responsables de leur existence socio-politique, tout en visant à préserver leur être et leur devenir.

L'aspect tridimensionnel de l'identité maghrébine se consolide dès le XIe siècle, qui marque un point de non retour. Depuis, c’est l’Orient qui conditionne partiellement la société, la culture et la politique dans cette région du monde. Tandis que le passé glorieux, les lacérations socio-politiques, et une  certaine marginalisation historique du Maghreb jusqu'à nos jours, dépendent de la lecture et de l'instrumentalisation de l'Islam par les Maghrébins eux-mêmes.

Il faut donc commencer à relire l'histoire du Maghreb en situant l'Islam dans la dimension qui lui propre, en tant que répertoire de valeurs et de "principes", de symboles et de règles. L'Islam en tant que tel n'est pour rien dans la "décadence" régionale. Ce sont surtout les interprétations manipulées de l'Islam qui ont terni son image et celle du Maghreb. Elles ont été complices de la colonisation d'abord, et sont utilisées aujourd'hui par ceux qui ne tolèrent pas un Maghreb pluriel, ouvert et moderne.

Repenser l'histoire est certes une tâche ardue, laborieuse, d'autant plus que l'Islam est fréquemment utilisé pour justifier un chef, un parti politique ou une oligarchie. Néanmoins la culture du Maghreb et des Berbères nous apprend, par l'exemple d'Ibn-Khaldoun (1332-1406), qu'il existe un précédent. Ses recherches historiques lui ont permis d'analyser à l'époque les maux des sociétés maghrébines. La lecture néo-khaldounienne du passé et du présent, pratiquée par des intellectuels d’aujourd’hui, si l’on prend en considération les exigences actuelles, les conjonctures et les défis à relever, peut, dans une certaine mesure, préparer le terrain à un avenir meilleur. D'autant plus que le Maghreb dispose d'une histoire et d'une culture riche et multiple.

I. LE MAGHREB DANS L’ANTIQUITE

 

I.a. L'époque phénicienne

 

Dans le cadre des luttes entre les puissances de l'Antiquité pour la domination des voies maritimes, la place de l'Afrique du Nord est fondamentale. Les Phéniciens débarquent à Carthage en - 814. pour fonder des ports de commerce et de nouvelles colonies. Carthage devient ainsi une puissance dont l'expansion sera considérée une menace par les Romains. Ces derniers, avec la complicité des Numides (Berbères qui habitent les territoires autour de Carthage), lui portent d'abord un coup fatal, puis l'anéantissent (en -146).

 

I.b. L'époque romaine

Devenue province, l'Afrique du Nord dépend de la volonté du Sénat. L'intervention militaire des Romains, consécutive aux tentatives de Jugurtha de coaliser les Berbères contre l'hégémonie de Rome, marque un nouveau tournant dans l'histoire de la région. Celle-ci est désormais administrée directement par des fonctionnaires romains.

En Numidie, l'an 17 marque le début d'une période de révoltes qui va durer jusqu'au déclin de Rome.

I.c. L'Eglise africaine

 

En 311, date de l'émanation de l'Edit de Constantin, l'Eglise africaine voit le jour. La conversion des Berbères est considérée par Rome comme un signe de stabilité dans la province africaine. Cependant, la littérature apologétique africaine (Tertulien, Cyprien, Saint Augustin, ...) ne tarde pas à faire prévaloir les raisons de l'Eglise sur celles de la politique. Elle conteste le pouvoir impérial et exige un pouvoir ecclésiastique autonome et absolu. En effet, les évêques comme les fidèles affichent d'emblée leur tendance à l'autonomie vis à vis du pouvoir de Rome. Au début du IVe siècle, la plupart des chrétiens d'Afrique, en dépit des persécutions, adhèrent au mouvement donatiste (un schisme né au sein de l'Eglise africaine de Carthage) pour revendiquer une structure ecclésiale autonome. Saint Augustin, soutenu par l'orthodoxie, parvient, à la conférence de Carthage (412) à mettre fin au schisme en formulant de nouvelles lois pour rétablir l'unité de toute l'Eglise africaine.

I.d. L'époque des Vandales

 

Au Ve siècle commence le déclin de Rome et l'Afrique du Nord constitue de nouveau une proie pour les conquérants. Les Vandales envahissent l'Espagne et l'Afrique du Nord (429) sous la direction de Genseric. Ils contrôlent d'abord le centre (l'ancienne Numidie), puis encerclent Carthage pour la conquérir en 430. Ils confisquent les propriétés et mènent une politique qui se révèle plus tard désastreuse. Irrités par les envahisseurs, les Berbères réagissent violemment. Les Vandales sont continuellement harcelés et après de nombreuses défaites n'arrivent plus à s'imposer. L'Eglise, qui a été privée de son autorité et de ses privilèges sous la politique des Vandales, s'adresse à Byzance pour lui demander des renforts. Sur l'ordre de l'Empereur Justinien, le général Bélisaire arrive en Afrique du Nord à la tête d'un corps expéditionnaire pour mettre fin à l'occupation vandale, en 533.

 

I.e. L'époque byzantine

 

Les Byzantins sont les maîtres absolus de l'Afrique du Nord. Mais la situation dont ils héritent rend la nouvelle province difficile à administrer, d'autant plus que les problèmes internes de l'Empire ne cessent de s'aggraver. A la mort de Justinien en 565, l'incapacité de l'administration pousse les Berbères à se révolter.

Les autres provinces orientales de l'Empire s'unissent (vers le VIIe siècle) autour d'un nouveau credo, l'Islam, pour former un Etat arabo-musulman qui va déterminer l'avenir de l'Orient. L'Afrique du Nord ne pourra pas échapper au projet d'expansion de ce jeune "Etat" qui va se comporter comme l'héritier de Byzance en terre africaine.

I.f. Conclusion

 

Pendant des siècles de présence étrangère, aucun occupant n'est parvenu à entamer le fond de la culture berbère, même si dans certains cas, on peut parler d'une certaine forme de romanisation et de christianisation. Celle-ci reste en fait limitée à certains groupes d'autochtones : Saint Augustin et Tertulien ne sont pas une preuve de l’assimilation. De même, l'emploi de la langue de l'occupant, comme le punique ou le latin, n'implique pas l'acquisition d'une culture. L'Afrique du Nord est restée berbère, "malgré les greffes" (Mohsen Toumi). Un tel fiasco se justifie, semble-t-il, par la résistance des Berbères, dont les formes sont militaires, politiques et culturelles.

En sera-t-il ainsi sous les Arabo-musulmans?

II. LE POIDS DE L’ISLAM

II.a. Introduction

Mûs par l'obligation de divulguer et répandre le contenu du Coran, les Arabo-musulmans inaugurent une longue période de conquête. Leur triomphe au Moyen-Orient et en Asie mineure les encourage à se diriger vers le Maghreb. En 670, sur ordre de Amr, wâli (gouverneur) d'Egypte, Uqba arrive en Tunisie à la tête d'une armée de dix mille cavaliers. Stratège averti, il choisit un plateau au centre de la Tunisie pour y fonder Kaïrouan (considérée par certains comme la quatrième ville sainte de l'Islam). Il continue ensuite sa marche vers le nord. A un certain moment, Uqba est rappelé au Caire et remplacé par un autre chef qui mène une politique modérée, parvenant même à s'attacher certaines tribus berbères, avec à leur tête Kusayla. Par la suite, Uqba rejoint les troupes en Ifriqiâ (682) - nom donné à l'Afrique du nord par les Latins et plus tard par les Arabes - pour achever la conquête de l'Ouest africain. Mais de retour à sa base, il rencontre la résistance de Kusayla, et meurt en 683. Cette résistance oblige donc les Arabo-musulmans à se retirer vers la Tripolitaine (Lybie). Lors d'une deuxième attaque arabe (686), le chef berbère Kusayla meurt à son tour et les Arabo-musulmans entrent de nouveau à Kaïrouan, qu'ils abandonnent de nouveau après une contre-offensive. C'est l'arrivée dans la région du chef Ibn Numan qui ouvre la voie à l'achèvement de la conquête. Il reprend Kaïrouan en 691, s'élance à l'assaut de Carthage, et la conquiert en 692. Néanmoins, avec l'aide des Byzantins, les tribus berbères du Nord s'organisent sous la direction de la Kahina (princesse et chef de tribus judaïsées dont le nom est maintenant l'emblème de la dignité berbère), et repoussent l'agression arabo-musulmane. Les envahisseurs se retirent à nouveau en Tripolitaine, mais une fois les renforts arrivés d'Orient, ils passent à l'attaque sous la direction de Ibn Numan (695). Ils portent donc un coup fatal aussi bien à l'armée byzantine qu'aux résistants berbères. Carthage reprise, la Kahina est tuée. Sa mort consacre la fin de l'irrédentisme berbère et ouvre la voie à l'islamisation. S'il faut en croire la légende, voyant que les Arabo-musulmans sont à un point de non-retour, la Princesse aurait préconisé à ses enfants et à ses fidèles de se ranger du côté des conquérants.

En 704, l'Ifriqiâ, donc, prend le statut de province autonome, sous la direction de Moussa Ibn Nussaïr. Ce dernier mène une politique modérée fondée sur le wâla (clientélisme, ou reconnaissance de la légitimité d'un chef politique, militaire et de tribu, selon le point de vue); de nombreux chefs berbères embrassent la nouvelle foi. Arrivé sur les bords de l'Atlantique avec ses troupes il prépare (en 709), à partir du Nord-marocain, l'expédition vers l'Espagne, qu'il  confie à un Berbère à peine affranchi, Tarek ben Zied. L'expédition commence en 711 (94 de l'Hégire).

La conquête arabo-musulmane a été achevée au Maghreb après un demi-siècle de luttes environ, en raison de la résistance des autochtones, qui ont fait recours à la politique de la terre brûlée.

Si l'Islam s'affirme une fois la conquête achevée, il faut attendre le XIe siècle pour parler d'islamisation totale. L'un et l'autre sont l'œuvre des berbères eux-mêmes qui, inspirés par le khaîjisme (courant schismatique, puritain et contestataire), donnent un caractère local à l'Islam. L'arabisation est un processus encore plus lent.

 

II.b. Le Maghreb au Xe siècle

 

Les Oméyyades (en Andalousie et à Cordoue) et les Aghlabides (en Tunisie et à Kaïrouan) contrôlent la Méditerranée. Le Maghreb occidental (Maroc) est divisé en émirats (Fès, Tlemcen et Ceuta) profondément influencés par Cordoue. L'émirat Aghlabide, fidèle au pouvoir central (Abasside, Bagdad) défend l'autonomie du Maghreb tout en affirmant l'importance de l'apport berbère, et acquiert son indépendance.

Mais les contestations chiites (le chiisme est le premier courant schismatique islamique) visant les Abassides ont des retentissements au Maghreb. Ubayd-Allah Al-Mahdi, un chiite venant d'Arabie, trouve refuge en Kabylie, où il répand sa doctrine et gagne le soutien des tribus berbères de Kutama, qui ne voient pas d'un bon œil les Aghlabides. Ces tribus, au nom de la doctrine chiite, envahissent l'espace aghlabide. Al-Mahdi, qui prétend être un descendant de la lignée du prophète, s’impose comme l'immam attendu (le guide spirituel disparu et qui un jour revient sur la terre pour rétablir la justice, selon le point de vue chiite) pour légitimer la prise du pouvoir. Il fonde la dynastie des Fatimides (du nom de Fatima, fille du prophète), dont les Aghlabides seront les victimes. Il affiche sa volonté de conquérir tout l'Empire arabo-musulman. Suivant cette logique et après 75 ans de règne, les Fatimides gagnent l'Egypte et y fondent Le Caire, en 970. En partant pour le Machreq, ils délèguent le pouvoir à leurs alliés, les Kutama, qui se divisent en deux dynasties. Deux royaumes voient le jour : celui des Zirides (l'actuelle Tunisie), et celui des Hammâdides (l'actuel Est-algérien). Après un demi-siècle de prospérité et de stabilité, les deux dynasties finissent par s'affaiblir vers le milieu du XIe siècle. La Suna (orthodoxie musulmane) et le Malékisme (l'école d'interprétation juridique la plus suivie au Maghreb), bannies à l'époque fatimide, reprennent l'avantage et le chiisme est de facto relégué.

Cette proclamation doctrinale ne peut être toléré par les Fatimides qui la considèrent comme une apostasie, donc une offense. Leur riposte sera violente.

II.c. L'invasion hilélienne ou l'arrivée des colons Arabes

 

Vers la fin du XI° siècle, les Fatimides, pour réparer l'offense de leur allié et se débarrasser politiquement de certaines tribus arabes installées en Haute-Egypte, encouragent les tribus nomades de Beni Hilel et de Beni Selim à piller l'Ifriqiâ, territoire riche et fertile. Le calife fatimide pense ainsi pouvoir reconquérir son ex-territoire et y instaurer son autorité politico-religieuse chiite.

300 000 nomades arrivent donc en Tunisie et en changent profondément l'équilibre démographique. Leur tradition nomade (pacages, razzias) s'ajoute aux autres problèmes et la désorganisation qui s'ensuit finit par désagréger l'appareil d'Etat. La présence des deux tribus constitue en fait l'implantation du premier noyau de colons. Cette invasion marque le début de l'arabisation proprement dite. Les mœurs d'une certaine société autochtone commencent à être sinon bouleversées, du moins modifiées. Il en est de même pour le parler berbère qui cède le pas, dans certains cas, à l'arabe dialectal des colons.

Cette déstabilisation politico-sociale et économique s'inscrit dans un cadre plus ample du déclin arabo-musulman à la fin du XIe siècle. Elle favorise l'agression des Normands, qui, après avoir conquis la Sicile fatimide, attaquent Mahdia (capitale fatimide, en Tunisie), et l'enlèvent en 1087.

 

II.d. L'Islam maghrébin

Le Maghreb comme province de l'Empire arabo-musulman n'est pas non plus épargné par les secousses que connaît l'Islam quelques années après la mort du prophète (632). En 660 une crise autour du califat divise la Oumma (communauté arabo-musulmane) : d'une part les majoritaires, ou sunnites, partisans de Muawiyya, de l'autre les minoritaires, ou chiites, partisans d'Ali. Ces derniers prétendent que les descendants du prophète, à savoir la lignée d'Ali, sont les seuls à pouvoir régner. En revanche les premiers préconisent le recours à la choura (consultation de la majorité) pour désigner le chef. Une troisième faction, les Kharîjites, se manifeste après la guerre de Sefin, où se sont opposées les deux factions précédentes. Elle affirme que l'autorité doit être élective car le calife peut être arabe ou non arabe. Face au sunnisme, symbole de la domination arabe, les Kharîjites prennent une position parfois même anti-arabe. C'est dans le cadre de l'application des valeurs de l'Islam (égalité, justice) que le Kharîjisme gagne, dès 740, plusieurs tribus berbères, sous la forme d'un puritanisme étroit. L'esprit de contestation de ces tribus se manifeste rapidement contre l'hégémonie du pouvoir central arabe; elles se révoltent et fondent des principautés indépendantes.

Après que le Kharîjisme se sera effondré pour des raisons politiques (il en subsiste aujourd'hui quelques îlots dans le sud algérien, le M'zab), c'est le chiisme qui va dominer l'histoire politico-religieuse du Maghreb. C'est un courant introduit dans la région par des missionaires alides (partisans d'Ali) venant d'Orient. Idriss Ibn Abdallah, d'origine mécquoise, est le premier à prôner la doctrine chiite, précisément dans l'Est maghrébin, là où il fonde la ville de Fès et à proclamer l'indépendance de son royaume. Son expérience suscite de l'enthousiasme, au point que d'autres chiites de la lignée d'Ali décident, à partir du Xe siècle, de venir s'y installer pour donner un élan à la propagande politico-religieuse chiite. C'est donc grâce à eux que la doctrine chiite se répand. Dès lors, l'idée du Mahdi (le Messie, l'Imam disparu) qui reviendra un jour pour mettre fin aux injustices, devient une constante fondamentale dans la culture religieuse des maghrébins chiites pendant des décennies. Le chiisme est la doctrine officielle pendant presque un siècle sous les Fatimides. A partir du onzième siècle, sous la pression des Almoravides, le sunnisme malékite (les sunnites ont quatre écoles d'interprétation du Coran et de la Tradition : le hannafisme, le malékisme, qui respecte la tradition locale, le chafisme et le hanbalisme, - le plus intransigeant), gagne du terrain dans toute la région au point de devenir – et il le restera - la seule doctrine religieuse.

 

II.e. L'autonomie politique

 

A partir du milieu du XIe siècle, jusqu'à la moitié du XIVe, les berbères deviennent les maîtres absolus du Maghreb. Trois principales dynasties (almoravides, almohades, marînides) disposent de l'autorité absolue et mènent une politique en faveur de l'unification du Maghreb. Malgré leur échec, leur tentative a laissé des traces que nous pouvons suivre aujourd'hui encore.

Au XIe siècle, le Maghreb se divise en deux : la partie occidentale fortement arabisée et politiquement homogène, la partie orientale, démembrée en une multitude de principautés influencées par Cordoue et Kaïrouan. La fin du califat de Cordoue (1031) et la disparition des Zirides et des Hammadides, créent un vide politique. Certaines tribus berbères, originaires du Sahara marocain, s'aperçoivent aussitôt de la nécessité de mettre un peu d'ordre dans l'espace maghrébin qui a besoin d'être reconstruit. Elles saisissent l'occasion pour infléchir le cours de la politique et de la religion. Elles s'implantent dans des fortifications (ribat, d'où le nom Mourabitoun, transcrit en espagnol almoravide). Ils fondent Marrakech et de là étendent leur royaume de l'Andalousie au Sahara, et d'Alger à l'Atlantique. Leur pouvoir dure jusqu'en 1146. Les Almohades prennent la relève et réussissent à unifier tout le Maghreb. Ils règnent à Marrakech, puis à Tunis, sous le nom de Hafsides.

L'autorité autonome berbère continue avec les tribus nomades des Zanata (frontière algéro-marocaine), d'abord sous le nom de marinides, puis de wattasides, à Fès et à Tlemcen. Aucune d'entre elles, contrairement aux Kutama, n'est compromise par les prédications de missionnaires venus du Machreq. Néanmoins, le passage d'une dynastie à l'autre se caractérise par une arabisation culturelle accélérée. L'arabisation ethnique s'accentue davantage grâce aux Béni-hilel, qui continuent à arriver jusqu'aux XVe siècle.

 

II.f. Le mouvement almoravide

 

C'est un mouvement fondé par Abdallah Ibn Yassine, qui prône un maléchisme intransigeant et volontariste. La naissance de ce mouvement fait partie de la contre-offensive pour abattre le chiisme et tenir les Croisades en échec. Youssef Ibn Tachfit le transforme en un mouvement politico-religieux pour s'imposer au Maghreb. S'agissant d'un courant orthodoxe très conservateur, l'almoravidisme ne suit pas l'évolution socio-intellectuelle et religieuse de l'Orient. En fait, grâce à Ghazali (mort en 1111), le sunnisme classique progresse dans l'interprétation du Coran. Il incorpore d'autres disciplines auparavant peu tolérées : le kalam (théologie dialectique), le mantiq (la logique) et at-taswuf (la mystique). Même en Andalousie il prend un nouveau cours, suite à l'œuvre de Ibn-Hazm (philosophe, un des inspirateurs d'Averroës), et conquiert son originalité. Prisonniers de la forte influence du maléchisme kaïrouanais, les Almoravides ne sont pas à même de faire évoluer leur doctrine, et restent attachés au conservatisme. En refusant toute innovation et toute modération, ils trahissent l'essence même de la sunna "basée sur le piétisme et le consensus de la majorité" (cf. Abdallah Laroui, Esquisse historique). C'est donc cette intransigeance qui pousse les Almohades à leur succéder.

II.g. Le Maraboutisme

Un mouvement soufite commence à prendre corps et à se développer sous les Almohades. C'est un mysticisme qui vise l'approfondissement et le perfectionnement de la spiritualité. Il s'épanouit surtout au XIIIe et au XIVe siècles, car les dynasties au pouvoir, Marinides et Zayyanides l'encouragent pour avoir une légitimité politico-religieuse. Disposant d'une autonomie légale, les soufis s'organisent et se dotent d'une structure propre. Puisque le mouvement est d'origine orientale, l'organisation est elle-même inspirée par les mouvements mystiques qui l'ont précédée. Le maître (wâli-Allah, l'homme de Dieu) s'isole dans un ribat (forteresse), là où le rejoignent quelques adeptes pour un cours d'initiation. Après quelques années d'études approfondies, les élèves sont à même de dispenser le savoir reçu. Fidèles au maître, les adeptes vont à leur tour fonder des zaouia (monastère), où ils enseignent les thèses à de nouveaux disciples. Ainsi l'unité et la continuité de la doctrine du maître sont assurées, et avec le processus de décentralisation des études, le wâli acquiert une certaine légitimité spirituelle, donc une forme de sainteté (baraka, bénédiction).

De fait, à côté de sa fonction religieuse et spirituelle, la zaouia en a une aussi d'agrégation sociale, politique et économique pour une collectivité locale. Par son caractère modéré et pas spécifiquement ésotérique, à la différence du soufisme andalou d'Ibn Arabi et oriental (Hallaj et Ibn Roumi), le maraboutisme maghrébin met l'accent sur le social et les exigences de la communauté. Il évite ainsi les pièges du mysticisme extrémiste et individualiste d'un monisme absolu (le désir d'identification à Dieu). Il se répand facilement dans différentes parties du Maghreb en devenant une référence religieuse et culturelle. De cette façon, il arrive jusqu'au début du XXe siècle à rivaliser avec l'enseignement classique orthodoxe, et aussi à affaiblir le rôle du faqih (théologien orthodoxe). C'est donc grâce à cette popularité que se forme partout au Maghreb des zaouia autour desquelles sont fondées des confréries (tariqa), qui, avec l'affaiblissement du pouvoir central, assument un rôle politique. C'est le cas par exemple de certaines confréries marocaines qui guident la révolte contre les Espagnols au XVIe siècle.

Au XIXe siècle, sous les traits d'une secte repliée sur elle-même, impénétrable et secrète, qui recourt à des pratiques naturalistes et superstitieuses relevant d'un certain paganisme (jahiliya), les confréries créent un sérieux problème à l'orthodoxie sunnite. Celle-ci les taxe de polythéisme (shirk), et d'être en quelque sorte la source de la corruption de l'Islam et de la décadence sociale.

A dire vrai, grâce à l'offensive de l'Islam orthodoxe, le culte scripturaire retrouve sa force et sa prééminence, mais les pratiques héritées du maraboutisme, telles que l'offrande, la ziara (la visite collective au tombeau du saint), le sacrifice lors de certaines réjouissances, sont encore d'actualité, sinon dans le milieu citadin, du moins dans les zones rurales qui y sont encore sensibles. De toute façon, les trois siècles de maraboutisme imprègnent la culture et les sociétés maghrébines.

II.h. Le mouvement almohade  ou Almohadisme

L'idéologue Ibn Tumurt (berbère originaire du Sous marocain) commence en 1107 un long périple qui le conduit en Andalousie et en Irak. De retour au Maghreb, il fonde une doctrine qui critique les mœurs et les autorités. Inspiré par Tawhid (unicité absolue de Dieu) il jette les bases à Marrakech d'une action respectant à la lettre la Sira du prophète (tradition et conduite). C'est d'ailleurs de ce concept d'unicité de Dieu dont dérive le nom Al-Muwahidin (unitarien), transcrit en espagnol Almohade. Les Almoravides, menacés par sa propagande, le chassent de Marrakech. Il se réfugie en Haut-Atlas où il est proclamé Imam par ses fidèles. L'entreprise peut sembler paradoxale pour un homme de formation sunnite, qui refuse la rhétorique chiite. Mais c'est sans doute une tactique qui ne cache pas ses intentions de passer à l'action politique. D'ailleurs elle s'insère dans le cadre de l'originalité de l'Islam où "la foi s'emploie pour l'édifice de l'Etat" (A.Laroui, op.cit). Après sept ans d'organisation politico-militaire, il attaque Marrakech, mais son offensive est repoussée. Il meurt quelques mois plus tard. Ibn Tumurt laisse après lui une véritable machine de guerre, un appareil de direction et de gestion, et un grand nombre de prosélytes. Les Almohades sont donc en passe d'invertir la situation. Ils réussissent grâce à Abdel Moumen à venir à bout des Almoravides pour unifier le Maghreb. De 1130 à 1147, ils s'emparent du Maroc et de la région de Tlemcen. De 1151 à 1152, ils mènent à terme le contrôle du Maghreb central, et par la suite, ils arrivent en Ifliqia (l'actuelle Tunisie) d'où ils chassent les Normands.

Les raisons du déclin des Almohades tiennent au démembrement de leur Empire, et s'inscrivent dans un cadre plus général d'affaiblissement arabo-musulman : l'avancée chrétienne en Andalousie (la Reconquista) d'une part, et la chute de Bagdad en 1258, suite à l'attaque Mongol, de l'autre, en sont la cause. Le vide laissé par les Almohades sera difficilement comblé. La dislocation de la région est inéluctable : à l'Est, les Hafsides, à l'Ouest, les Mérinides, au Centre, les Zayyanides. Aucun de ces trois Etats ne peut rétablir l'unité maghrébine. Pourtant, pendant le XIVe siècle, le Maghreb connaît une certaine homogénéité, malgré ses divisions. On y trouve partout la même organisation politique, l'armée est sous le contrôle des hiléliens, l'administration est dirigée par les Andalous qui commencent la troisième étape de l'arabisation culturelle.

Pendant qu'au Maghreb commence à se profiler la décadence à cause de conflits internes, leurs voisins chrétiens se préparent à prendre leur revanche. Ils renforcent leur commerce et leur machine de guerre pour donner au moment opportun le coup d'envoi à la croisade, qui représente une urgence pour le Pape, du fait de l'avancée des Turcs en terre chrétienne. Les puissances chrétiennes préfèrent attaquer l'Islam dans le Maghreb que le combattre en Orient. Une série d'agressions contre les ports maghrébins constituent le premier pas d'un projet plus vaste. En 1355, les Gênois attaquent Tripoli; en 1390, Français et Gênois encerclent Mahdia; en 1399, les Aragonais assiègent Bône, l'actuelle Annaba, en Algérie, et les Castillans attaquent Tétouan (Maroc). Au XVe siècle, le Maghreb oriental arrive à se défendre alors que le Maghreb occidental, toujours plus faible, est la proie de l'expansion chrétienne.

Les maghrébins, à bout de course, perdent une activité vitale : le commerce en Méditerranée. Celui-ci est désormais le monopole des Espagnols et des Italiens. Aussi, pour récupérer une partie du commerce,  recourent-ils à la piraterie. C'est le seul moyen dont ils disposent dans cette guerre. Vers le milieu du XVIe siècle, poussés par des intérêts politico-économiques, les Portugais et les Espagnols, après la libération de Grenade (1492), conquièrent et se partagent les côtes maghrébines. Avec l'influence de la Papauté sur les politiques des Etats européens de la Méditerranée, l'expansion occidentale entre dans la logique d'un nouveau type de croisade bien préparée. Croisade qui arrivera à son apogée avec la victoire de Lépante au XVIe siècle.

Entre temps, le démembrement du Maghreb en petits Etats, le déclin du commerce, sont la cause d'un affaiblissement qui va durer, et dont les Turcs vont largement profiter.

 

II.i La présence ottomane

 

Les Espagnols et les Turcs vont se déclarer la guerre pour s'installer au Maghreb. Les Ottomans (c'est-à-dire les Turcs) s'installent d'abord en Algérie (1514) et arrivent après de longues batailles à la libérer des Espagnols. En 1574, une grande expédition turque chasse les Espagnols de Tunis. Mais les Ottomans ne parviennent pas à pénétrer au Maroc, qui parvient tout seul à remporter une grande victoire (1578) sur les Espagnols. Dans ce cadre d'un Maghreb désarticulé, les Ottomans annexent la Tunisie et l'Algérie, qui deviennent provinces de l'Empire (1578). Le Maroc demeure en dehors de l'orbite turque.

 

A la tête de chaque province, il y a un Pacha (personnalité turque d'origine noble qui représente le Sultan, assisté par un Bey en Tunisie et un Dey en Algérie). En fait, la figure du Pacha est formelle, puisque ce sont le Bey et le Dey qui administrent effectivement les provinces. Ce qui intéresse les Ottomans dans leurs provinces, c'est d'abord le tribut : les citoyens sont considérés des laissés-pour-compte. Cette conception politique turque ne peut que détériorer davantage la situation économique et sociale d'une grande partie du Maghreb. L'emploi de la force pour garantir la rentrée des impôts pousse les autochtones à se révolter et à rejeter le pouvoir des intrus. Même si dès 1710, les deux provinces accèdent à l'autonomie, les dynasties ottomanes ne réussissent pas à éviter la décadence, et les Maghrébins commencent à considérer la présence ottomane comme une occupation étrangère à repousser. La souveraineté ottomane prend fin en Algérie en 1830, suite à l'assassinat du dernier Dey et au débarquement des forces navales françaises près d'Alger (port de Sidi Frij). Elle subsiste en Tunisie jusqu'en 1958, date de l'avènement de la République tunisienne.

 

Le déclin sous les Ottomans devenu profond et irréparable, l'intrusion au Maghreb d'une autre élément étranger (ici, français) devient inéluctable, d'après la logique selon laquelle "un occupant chasse l'autre".

 

Certes, l'occupant, quel qu'il soit, est surtout attiré par l'intérêt économique du Maghreb. A partir du milieu du XIXe siècle, avant l'implantation directe du nouveau conquérant, des consuls et des sociétés financières françaises se ruent vers la région. Les appareils d'Etat en crise leur garantissent des conditions de commerce optimales. Ce sont en fait ces financiers qui ouvrent la porte au colonialisme "capitaliste", qui se transforme en peu de temps en une véritable occupation qui fait des Maghrébins de "simples poussières d'individus". Le journal Le Temps (publié en 1903 à Tunis) décrit alors la situation : "Des voyageurs (...), des commerçants, puis des traités de commerce et d'amitié; ensuite, une espèce de protectorat déguisé sous forme d'influence et la déclaration d'une sorte de droit de priorité; ensuite, un véritable protectorat, la mise en tutelle, la nomination de résidents (...); à la fin, l'annexion pure et simple ".

C'est la mise sous tutelle qui attend le Maghreb. L'Algérie devient "partie intégrante" de la France; la Tunisie et le Maroc seront des  protectorats.

III LE MAGHREB SOUS LE JOUG COLONIAL

III.a Les trois phases de l'occupation française en Algérie

1830-1839 : l'occupation militaire limitée à certaines zones littorales, stratégiquement importantes.

1839-1847 : l'expansion de la présence militaire et l'affrontement avec l'émir Abd-el-kader qui capitule le 23 décembre 1847.

1847-1871 : l'installation définitive de l'occupant.

Pendant la première période, le pouvoir est confié au ministère de la guerre qui, à travers l'armée, doit administrer les régions occupées. les militaires sont épaulés, dans leur administration, par des structures para-militaires formées en 1844, appelées "Bureaux des Indigènes". Ces structures sont dirigées par des officiers détachés de l'Armée dont la charge est de contrôler directement les collectivités locales administrées par les institutions deycales (du Dey) que la France laisse en place pour éviter tout affrontement direct avec les indigènes.

Cependant, l'expérience ne dure pas, puisque la France décide de départementaliser en 1847 tout le territoire algérien. Ainsi est inaugurée et perfectionnée la politique de l'expropriation des terres, et les propriétaires ne trouvent plus à leur disposition que des terrains peu fertiles. L'Algérie annexée est divisée en trois régions soumises à un double système administratif : d'une part l'administration civile française, dans les régions à forte présence européenne, de l'autre, une administration militaire basée sur les Bureaux Arabes, dans les zones habitées par les indigènes, et les zones mixtes. Mais ce type d'administration connaît, entre 1852 et 1896, des mutations dues aux changements des systèmes politiques dans l'Hexagone.

III.b Le pouvoir civil

 

En 1870, les colons, estimés à 850.000, contrôlent toute l'économie de l'Algérie et sont maîtres de trois millions d'Algériens. Par leur influence politique, ils transforment les régions à administration militaire en régions à administration civile. Ainsi, les fonctionnaires algériens perdent le peu de charges administratives qui leur avait été accordé par l'administration militaire. Vers la fin de 1881, la superficie du territoire civil contenant 2.135.000 habitants, atteint 104.830 km2.

Attirés par les lois de l'expropriation des terres, de nouveaux immigrés arrivent de France et du reste de l'Europe méditerranéenne, tandis que les Algériens sont refoulés sur des portions de terre toujours plus réduites. Les autochtones vont être classés en deux catégories : la minorité juive, qui peut se naturaliser, la majorité musulmane, soumise à un code spécial et privée de tous les droits civils et politiques dont bénéficient les autres.

A mesure que le pouvoir des colons se consolide, l'influence de l'autorité centrale à Alger diminue. C'est au point qu'en 1881, le gouvernement français décidera d'incorporer l'administration algérienne à l'administration parisienne. L'économie, elle aussi, s'intègre dans l'économie de la métropole. Ainsi s'achève l'annexion de l'Algérie, dont le sort dépendra uniquement d'un lobby colonialiste qui saura en tirer profit. L'Algérie est gérée par la jurisprudence française, mais les indigènes sont privés des avantages accordés aux Européens. Les Algériens peuvent devenir Français, à condition qu'ils renoncent à leur identité musulmane (1865). Avec l'intégration se configure donc une francisation du système administratif, juridique et scolaire, visant à nier l'identité algérienne.

 

III.c. La politique de pénétration et de désagrégation de l'Algérie

 

Lorsque le colonialisme français s'implante en Algérie, la société algérienne n'est pas divisée : c'est une société unie, avec ses propres institutions sociales et politiques, et une identité culturelle bien enracinée. Pourtant, la France coloniale ne traitera pas les Algériens comme une entité homogène, mais plutôt comme des groupes polymorphes, indociles et fauteurs de trouble qui menacent les intérêts de la colonisation. L'aspect sécuritaire prend le dessus. La répression et l'oppression deviennent des pratiques quotidiennes de la politique coloniale. Les lois d'exception et l'administration militaire pendant un demi-siècle, font que l'aspect sécuritaire conditionne remarquablement les choix politiques et deviennent le seul souci de l'appareil d'Etat colonial.

Après avoir complètement démoli toutes les institutions héritées de l'époque ottomane, la France coloniale cherchera à défigurer la dimension socio-culturelle des Algériens pour les priver de toute appartenance nationale et religieuse, et elle sèmera la zizanie entre Arabes et Berbères, pour provoquer un conflit ethnique dont les conséquences seront désastreuses pour la cohésion sociale du pays.

III.d. La politique d'exclusion

De fait, bien qu'elle soit annexée, tous les gouvernements français conviennent que l'Algérie est une entité juridiquement distincte de la métropole, du fait qu'elle n'est pas une colonie au sens classique, ni un protectorat, ni un département à tous les effets. Ce statut particulier provoque bientôt, au sein de la communauté coloniale, une contestation, qui orientera la politique dans une direction à sens unique, à la grande satisfaction des colons. Par conséquent, l'intégration sous tous ses aspects, n'est pas un choix constant ni un objectif préconçu. Il est vrai que toutes les politiques poursuivies visent à intégrer l'Algérie dans le marché français, toutefois la politique d'intégration totale se heurte à l'opposition des colons, qui aspirent à jouir d'un statut légal qui leur faciliterait le contrôle de l'économie. La seule intégration réussie étant celle qui soumet l'Algérie aux normes et aux lois françaises qui accompagnent les intérêts coloniaux, les autres lois républicaines, garantissant l'égalité des droits, sont écartées. Une loi du 14 juillet 1865, qui distingue le citoyen du non-citoyen, va constituer le pilier de la politique de soumission et la base du système administratif en Algérie, jusqu'en 1946. Puisque les Français refusent jusqu'à cette date-là d'accorder la citoyenneté aux indigènes à cause de leur religion musulmane, les Algériens, eux aussi, refusent l'intégration (de fait, en 1890, 783 Algériens seulement ont accepté de renoncer à la jurisprudence musulmane).

La discrimination est la norme. Les musulmans sont soumis juridiquement au "Code de l'Indigénat" qui leur interdit de sortir des limites du Douar (village); des peines collectives et des arrestations préventives frappent la population au moindre geste suspect.

L'existence des institutions culturelles et religieuses est menacée. Les tribunaux islamiques passent de 184 à 61 unités et leurs compétences diminuent. En Kabylie, la France mène une campagne de francisation et de christianisation, au nom de "la foi chrétienne que leurs ancêtres avaient embrassée", selon l'expression du cardinal Lavigerie, archevêque d'Alger en 1867 et de Carthage en 1884. La destruction de l'identité maghrébine passe par un retour à la division ethnique entre Arabes et Berbères, voulue par la puissance coloniale. Des révoltes et des insurrections, inspirées par l'Emir Abd-el-kader, éclatent en Algérie, qui vont durer un demi-siècle. C'est l'ampleur des pertes humaines dans le cadre de cette politique coloniale qui distingue la Tunisie et, dans une certaine mesure, le Maroc, des méthodes françaises de colonisation pratiquées chez le voisin algérien.

III.e. Le protectorat en Tunisie

 

La Tunisie connaît depuis 1881 une politique d'occupation tempérée par le traité du Bardeau, qui maintient officiellement l'Etat tunisien, sans préciser toutefois la nature des rapports entre cet Etat et la France. L'administration dépend du Bey de Tunis, qui est le chef de l'Exécutif; les affaires étrangères et les finances dépendent du Résident général français, représentant le gouvernement. Cette "modération" dans la "tutelle" vient sans doute du fait que le territoire tunisien est plus homogène et moins vaste que le territoire algérien, et la société tunisienne plus attachée à ses institutions. De plus, le système de protectorat mis au point par Jules Ferry tient compte de la politique internationale. L'Italie, en particulier, n'a pas accepté la conquête de Tunis, et l'opinion publique française l'a contestée. Ce système sera d'ailleurs plus économique pour les Français, puisqu'il leur permettra d'exercer le maximum de prérogatives dans les affaires tunisiennes à travers un gouvernement à leur solde, sans en référer à l'Assemblée Nationale.

 

III.f. Le Maroc sous protectorat français

 

Le Maroc est le dernier des pays d'Afrique du Nord à passer sous la tutelle française, parce qu'il s'est trouvé en quelque sorte protégé par les visées expansionnistes concurrentes de l'ensemble des pays européens.  En accordant à l'Espagne la région du Rif et du Nord marocain, le traité d'Algésiras du 30 mars 1912 place le Maroc sous mandat français. Le roi du Maroc est une pièce importante dans l'établissement du protectorat, puisqu'il conserve sa légitimité politique et religieuse.

La politique coloniale au Maroc divise le pays en pôles opposés : Arabes-Berbères, Sibâ-Makhzen, Maroc utile-Maroc inutile. Pourtant, avant la colonisation, le pays était quand même divisé. D'une part, le domaine du Makhzen (gouvernement) comprend les plaines habitées par les tribus arabes ou arabisées reconnaissant l'autorité politique et religieuse du souverain. De l'autre, le domaine du Sibâ, comprenant les régions montagneuses et éloignées de la côte, habitées par les Berbères jouissant d'une certaine autonomie politique tout en reconnaissant l'autorité religieuse du monarque. Le discours colonial exalte cette division pour faire valoir l'impossibilité du Maroc à constituer un Etat unitaire (cf. Abdallah Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain), tandis que le Protectorat ramène les termes à une division entre Maroc utile (Makhzen) et Maroc non-utile (Sibâ). La politique de ségrégation ethnique vise à séparer la population berbère du reste de la société marocaine. Un décret (Dahir) du 11 septembre 1914 soumet les Berbères au droit coutumier en les faisant sortir de la sphère d'application du droit religieux musulman; l'interdiction de la langue arabe parmi les Berbères et l'évangélisation s'ajoutent au Dahir. En mai 1930, un décret établit des juridictions berbères indépendantes, mais instaure les tribunaux français auprès de ces juridictions. Cette politique va être contestée par les maghrébins avec l'appui du reste du monde arabo-musulman. La colonie va instrumentaliser la question berbère, en cherchant à se rapprocher des zaouias pour neutraliser les confréries en lutte contre la corruption coloniale.

 

En conclusion, la France se garde bien d'harmoniser les systèmes politiques, et surtout de les intégrer à la République. Elle monopolise le pouvoir politique et le remet à une poignée d'étrangers, malgré certains gouverneurs et résidents généraux favorables à une intégration des intérêts entre les différents peuples.

IV. L'ELABORATION IDEOLOGIQUE

IV.a. La Nahda ou la naissance du Salafisme

 

L’Orient ne trouvera son salut qu’en se réconciliant avec la raison et la science - Jamal ad-Dîn al-Afghâni (1838-1898).

 

Le colonialisme inquiète les Oulémas (théologiens) qui finissent par se demander jusqu'à quand il va leur falloir avaler les couleuvres des occidentaux. Tant que nous serons divisés et que l'Islam sera corrompu, et surtout désarmé, est la réponse. La voie est donc tracée. Pour les pères de la Nahda (renaissance), Alfghâni et Abdu, il faut réviser "l'Islam des gens", retrouver l'orthodoxie, et ouvrir le pays aux nouveautés.  Le programme  du Salafisme, ou Nahda, est  l'acquisition des sciences, et le retour à la foi des ancêtres (Salaf), purifiée de ses superstitions. La publication, à Paris, du journal Al-Urwâ al-Wuthqâ, aura une influence certaine dans les pays du Maghreb.

La nécessité d'un esprit de fraternité, critique et rationnel, et d'une foi régénérée, se traduit par l'exigence d'une communauté de destin. Des réformistes qui ne sont pas des Oulémas, mûs par leurs sentiments anti-colonialistes, fondent des comités de lutte autour de 1900, et combattent sur deux fronts : d'une part, contre les Oulémas et les zaouias favorables à la colonisation; de l'autre, pour un Maghreb souverain. De fait, les Salafites tirent leur force des classes aisées qui prennent leur distance à l'égard des confréries traditionnelles. En même temps, ils s'adaptent aux exigences de la modernité et transforment leur redressement moral en une vision politique libérale d'abord, nationaliste ensuite (cf. Djaït Hichem).

IV.b. La formation de l'esprit de revendication

 

A l'instigation de certains intellectuels tunisiens formés dans les rangs de la Nahda, le premier comité pour l'Indépendance de la Tunisie et de l'Algérie pour une République Nord-africaine, ou mieux, pour un Espace maghrébin réunifié, est constitué à Genève. La naissance de la Société des Nations lui fournit l'occasion de demander un référendum en faveur de l'Indépendance, car Algériens et Tunisiens "ont toujours formé un seul pays " et " le peuple algéro-tunisien n'a pas renoncé à son indépendance ". L'écho de ces belles paroles n'est pas très considérable.

Le premier parti politique maghrébin, d'inspiration libérale, le Destour, est fondé en Tunisie en 1920. Mais ses origines (commerçants, notables, intellectuels) le rendent plutôt timide à l'égard des revendications indépendantistes. En Algérie, par contre, les Salafites s'organisent en comités qui préparent les partis de masse. L'association des Oulémas algériens, voulue par Ibn Badis, qui a fréquenté longtemps le milieu de la Nahda zitounienne (de l'Université Zitouna de Tunis), naît en 1931. Son but est un Islam "universaliste" aux fondements "purifiés", dont le mot d'ordre est "Un pays : l'Algérie; une religion : l'Islam; une langue : l'Arabe ". Les Salafistes marocains ne sont pas en reste et rejoignent le combat politique. Mais leurs contestations sont davantage axées sur les injustices infligées à l'Islam dont le rôle est fondamental pour se libérer du joug colonial. Quant aux masses, elles préfèreraient qu'on mette l'accent sur ses souffrances, et jugent les salafistes incapables de guider une révolution par les voies politiques ou militaires. Ce défi sera relevé par d'autres intellectuels et leaders politiques de formation syndicale française.

IV.c. Le projet politique de libération nationale

 

Dans les années 1930, l'arrogance du Colonisateur va au-delà des limites acceptables, avec l'émanation du Dahir berbère, la campagne pour la christianisation du Rif marocain, la célébration du centenaire de la prise d'Alger et le Congrès eucharistique de Tunis. Il faut ajouter à cela les conséquences négatives de la crise mondiale. Des manifestations voient le jour, toutes idéologies confondues. Le mot d'ordre d'indépendance est lancé.

- La Tunisie

De jeunes intellectuels qui aspirent à mobiliser les masses entendent imposer au Destour une ligne d'action radicale. Mais la fracture est inévitable. Bourguiba et ses camarades se séparent et fondent en 1934 le Néo-Destour.

- Le Maroc

En 1934, la fondation du mouvement de l'Action marocaine affirme l'intransigeance et la rigueur dans la lutte politique. Trois ans plus tard, Al-Fassi, l'un des fondateurs, rompt avec le mouvement et fonde le Parti national.

- L'Algérie

L'affirmation nationale naît au sein de la communauté algérienne de France. Les Algériens, avec l'appui du Parti Communiste, fondent l'Etoile Nord-africaine. Mais l'aspiration indépendantiste et nationaliste des maghrébins accélère la rupture avec les Communistes. Messali-Hadj, un des fondateurs de l'Etoile, fonde  le Parti du Peuple Algérien en 1936. En 1937, il en transfère le siège à Alger.

La fin de la deuxième guerre mondiale est l'occasion pour les mouvements politiques maghrébins d'achever leurs transformations. Le modèle de la résistance française aux nazis, et la défaite militaire du pays, accélèrent la prise de conscience des masses. La fondation de la Ligue arabe en 1945, la fondation, en 1947, d'un nouvel Etat musulman : le Pakistan, l'indépendance de la Libye, la révolution de Nasser en 1951, la victoire des Vietnamiens en 1954, sont autant de signes qui renforcent le peuple dans l'idée que les sacrifices sont payants. A cela s'ajoute la répression dont sont victimes les chefs politiques. De nouveaux partis voient le jour, plus radicaux et résolus que les précédents :

Maroc : le parti de l'Istiqlâl, dirigé par Al-Fassi;

Tunisie : le Néo-Destour de Bourguiba se réorganise et dispose de larges assises populaires;

Algérie :

1944, Farhat Abbas fonde le mouvement des Amis du Manifeste et de la Liberté;

1946, Union Démocratique du Manifeste Algérien, - UDMA (Farhat Abbas);

1947 : Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, - MTLD (Messali), avec une branche politique et une branche militaire;

1954, Comité Révolutionnaire pour l'Unité et l'Action; Front de Libération Nationale (FLN); Mouvement National Algérien;

1956, l'UDMA, les Oulémas et une fraction du MTLD rejoignent le FNL; naissance du Conseil National de la Révolution (CNR); Comité de Coordination et d'Exécution (CCE). Les polémiques sur l'influence nassérienne lors de la fondation de ces deux dernières organisations ne sont pas encore éteintes.

 

IV.d. La lutte armée et le destin du Maghreb

 

La Ligue arabe siégeant au Caire, cette ville devient le lieu de rencontre de tous les nationalismes de la région. Les pères du Panarabisme et du Panislamisme soutiennent les leaders maghrébins dans le cadre de leurs communautés de vue et de stratégies. En 1947, le Congrès du Maghreb Arabe adopte la stratégie suivante :

- Lutte contre le colonialisme français et espagnol; proclamation de l'Indépendance;

- Coordination des différentes politiques de résistance;

- Appel à la Ligue arabe pour soutenir la lutte des Maghrébins;

- Internalisation de la question du Maghreb et condamnation des atteintes aux droits des peuples;

- Unification de leurs représentations en Egypte et création d'un Bureau du Maghreb Arabe (BMA) au Caire.

IV.e. Formation du Comité de Libération

Malgré ses faibles moyens, les divergences des uns et le scepticisme des autres, le BMA réussit à sensibiliser l'opinion publique arabo-musulmane et maghrébine. Mais c'est surtout la venue au Caire d'une personnalité en exil comme Al-Kattabi, symbole de la résistance aux Français et aux Espagnols dans le Maroc des années 1920, qui donne un nouveau souffle à la politique d'indépendance. Sous sa présidence, le Comité de Libération issu du BMA rédige une Charte proclamant l'appartenance du Maghreb au monde arabo-musulman, la lutte pour l'Indépendance, le refus de toute négociation politique avec l'occupant. La Charte engage chacun à aider les autres en cas d'accession séparée à l'Indépendance, pour la libération finale. Il s'agit d'un programme minimum unitaire, proche de l'Etoile Nord-africaine des années 1930.

 

IV.f. Le chemin vers l'Indépendance

 

Malgré la Charte, la Tunisie et le Maroc mettent en avant leurs spécificités socio-politiques pour entamer des négociations avec la France. Les pourparlers commencent avec le Maroc (31 juillet 1954 à Aix-les-Bains); le 2 mars 1956, ces deux pays accèdent à l'indépendance.

Une longue guerre débute toutefois en Algérie, en 1954; elle s'achèvera en 1962 après avoir fait des milliers de victimes et provoqué d'immenses dommages matériels. Son intensité, et sa cruauté, dont l'OAS (Organisation Armée Secrète) n'est qu'une partie, touchent profondément l'opinion française et internationale. Deux autres facteurs viennent s'y ajouter : la tenacité du FLN, au service d'une cause juste, et le gouffre financier dans lequel la France finit par se débattre. La signature des Accords d'Evian malgré le coup d'Etat du "quarteron de généraux" (Salan, Jouhaud, Zeller et Challe) ouvre la voie à l'Indépendance (5 juillet 1962).

 

L'époque coloniale constitue, après l'islamisation, une des périodes les plus critiques de l'histoire du Maghreb, puisqu'elle prive la région de sa souveraineté politique et affaiblit ses fondements socio-culturels.

La politique coloniale cherche à promouvoir une politique de peuplement pour transformer radicalement le paysage économique, culturel et démographique des pays du Maghreb. La modernisation de certains secteurs a profité aux seuls colons. Grâce au renouveau de la Nahda, la modernisation de nombreux secteurs s'est faite sans l'aide du colonisateur. Il faut donc distinguer les processus de modernisation occidentaux, basés sur l'enseignement, les transports, les moyens de production industrielle, qui intéressaient peu les indigènes, et ceux demandés et voulus par eux, qui ont abouti à la formation des élites favorables à l'indépendance et à la confrontation des cultures locale et occidentale. La politique de manipulation des peuples voulue par l'occupant a échoué.

V . LE MAGHREB POST-COLONIAL

 

V.a. Les origines culturelles et politiques de l'Etat-nation

 

Le Maghreb traverse aujourd'hui une situation critique dont la période post-coloniale est en partie responsable. Des mouvements sont nés pour  fournir de nouvelles bases aux mouvements "révolutionnaires" de ces pays, et dont le but est aussi de participer aux décisions politiques, religieuses et culturelles. L'Etat-nation a souvent déçu les attentes des masses populaires. Si les gouvernements ont échoué, c'est plus en raison de la structure de l'Etat que de la conjoncture historique. Hérité de l'époque coloniale, il s'est peu à peu transformé, en effet, en l'Etat national que nous connaissons, sous la direction des partis de la libération. L'idéologie nationaliste à l'origine de l'Etat-nation constitue une sensation existentielle et un sentiment d'appartenance politique, sans bases déterminées. L'absence d'institutions démocratiques propres et un certain vide politique en sont la preuve. Des groupes de pouvoir ont inventé l'algérisation, la marocanisation et la tunisisation pour légitimer leurs formes de tutelle politique, et ont magnifié les particularités locales pour exclure de leurs perspectives le pluralisme démocratique.

Pour mieux comprendre le problème, revoyons l'histoire contemporaine (1958-1988).

Cette période est  caractérisée par des divergences idéologiques violentes dans les partis qui ont géré la période post-coloniale, dont la guerre des sables entre le Maroc et l'Algérie, le problème du Sahara occidental avec le Front Polisario en 1975, sont des exemples. Ces dissensions entre pays maghrébins sont la conséquence logique de la stratégie de chacun de ces groupes au moment de la décolonisation. Elles ont abouti à des divergences profondes à l'égard de la notion d'indépendance, du développement et du redressement socio-économique. Il en va de même des relations avec le monde arabe, le tiers-monde et les grandes puissances.

Donc, après 1958, le patriotisme se consolide pour préparer l'avenir, réalisant ainsi la formule de Boumédienne : "nous avons payé le prix de notre sang ". Le démembrement y est déjà en germe. Nul besoin de souligner que les dirigeants n'ont jamais eu une vue claire du binôme démocratie/développement.

Les mouvements de libération nationale, devenus maîtres absolus, ont accentué la marginalisation des élites et écarté les masses du pouvoir. Ce qui explique, d'une certaine façon, la désaffection des masses à l'égard des institutions politiques, et surtout la mise hors la loi des partis et un nombre impressionant de prisonniers politiques, des années 1960 aux années 1980. L'explosion populaire en Algérie en 1988 est un signal d'urgence en faveur de la redistribution des richesses et la lutte contre la corruption politique, dans la mesure où la démocratie représente dans l'imaginaire collectif une participation active et une pratique collective avant d'être un slogan.

V.b. L'Etat-nation et la démocratie en Algérie

 

L'expérience algérienne permet de comprendre la difficulté d'intégrer les islamistes dans le cours de la démocratisation, bien qu'ils représentent une large part d'une forme de société qui n'a cessé de se consolider dans le courant des années 1950. Au cours des années, en effet, la priorité a été accordée au développement économique par les partis issus des guerres de libération. Du reste, il faut souligner que le passage de la période de la révolution et de la lutte armée à l'administration s'est effectué sans préparation et au nom d'une légitimité historique, qui a pris la forme du pouvoir charismatique.

Dans une logique d'alternance, l'explosion algérienne d'octobre 1988 s'explique par :

- des erreurs dans le choix du modèle de développement économique et socio-politique et le manque d'une volonté de renouvellement des élites au pouvoir;

- la consolidation du clientélisme et le manque de culture des dirigeants;

Si l'on analyse l'expérience algérienne, on peut en conclure qu'il y a une grande confusion dans la recherche d'un paradigme idéologique, économique et culturel. De fait, l'expérience socialiste algérienne a débouché, après trois décennies, sur la déroute des institutions et du régime dans tous les domaines. La seule bonne perspective, qui n'a jamais été abordée, est celle de la démocratie. Cette constatation est à l'ordre du jour dans les autres pays du Maghreb, où les changements politiques sont attendus. C'est le renvoi de la question démocratique qui menace le tissu social d'une implosion permanente, sous forme d'émeutes : puisque l'Etat-nation survit encore, l'absence de démocratie n'a d'autre alternative que l'imposition de la démocratie par les mouvements de rue.

 

V.c. L'origine des tentatives de démocratisation au Maghreb

 

En Tunisie, il a fallu attendre l'explosion populaire du 26 janvier 1978 et l'attaque armée par un groupe d'opposition d'une ville du sud-tunisien pour que certains modérés du parti destourien au pouvoir à l'époque manifestent publiquement leur volonté d'entamer un processus de démocratisation. Bourguiba a alors reconnu, au Congrès du Parti, en avril 1981, et pour la première fois dans l'histoire de la Tunisie contemporaine, le pluralisme politique. Il en a été de même en Algérie où la démocratie s'est relativement imposée à la faveur des événements d'octobre 1988. De fait, ce sont les émeutes populaires d'alors (la guerre du couscous) qui ont poussé les autorités algériennes à accepter des réformes en faveur du pluralisme.

Les perspectives d'aujourd'hui, après que les émeutes pour le couscous ont cédé la place aux massacres, sont encore : un régime militaire, un régime démocratique, ou un régime islamique élu démocratiquement ou imposé par la terreur. Certaines forces sociales ne cachent pas leur volonté de retourner au passé, c'est-à-dire à l'Islam. En dehors même de tout cadre institutionnel, puisque l'Etat national est discrédité.

 

V.d. L'Etat et l'Islam au Maghreb

 

L'Islam est sinon l'aspect principal de la question culturelle maghrébine, du moins un de ses aspects fondamentaux. Quelle est donc la dimension de l'Islam au Maghreb, quel est son avenir après la naissance de mouvements politiques islamistes extrémistes exigeant la participation politique, comment sont structurés ces mouvements? Certes, l'Etat n'est plus le seul à utiliser l'Islam comme religion et culture, et il n'est plus le seul à interpréter et à lire l'Islam et son histoire de manière plus ou moins rationnelle.

Dès le début des années 1970, en Tunisie et en Algérie, un mouvement religieux politisé est apparu, qui s'oppose à la légitimisation du régime par la religion. En Tunisie, par exemple, le processus de laïcisation a été fort, la religion a été l'une des principales sources de la stabilité de l'Etat.

Qu'est-ce que l'Islam politique? Quelle est sa dimension, sa vocation, son avenir? C'est d'abord une politique d'opposition importante. Certains le considèrent même comme l'héritier de l'Etat-nation.

Tout en se servant de l'Islam pour combattre l'analphabétisme et le sous-développement, la Tunisie n'a pas hésité à combattre l'Islam politique à ses débuts. Le Maroc, qui n'a pas suivi la même politique de laïcisation que la Tunisie, a préféré l'alliance avec l'Islam traditionnel. Avec plus d'une centaine d'associations, les Islamistes marocains cherchent à passer de la simple prédication à l'organisation et à l'unification. Ils ne sauraient encore briser le champ religieux symbolique de la royauté ni acquérir une légitimité. Commandeur des croyants, gardien du Fiqh (jurisprudence islamique), et descendant de la lignée du Prophète, le roi est intouchable à leurs yeux (cf. Mohamed Tozy).

Faute de programme innovateur, la laïcisation a été éclectique et limitée dans son application en Tunisie et en Algérie. En Tunisie, elle s'est ralliée à la consolidation des fondements de l'Etat et à une partie de son projet de modernisation; en Algérie, elle a été rattachée au projet de reconstruction et de révolution nationale de Boumédienne. Les paroles de Boumédienne au congrès islamique de Lahore en 1974 s'inspirent d'une tradition révolutionnaire profondément opposée à l'interprétation islamique orthodoxe : "les gens ne veulent pas aller au Paradis avec des estomacs vides. C'est cela le fond du problème. Un peuple affamé n'a pas besoin de versets coraniques. Je dis ceci avec tout le respect pour le Saint Coran que j'ai appris à l'âge de dix ans. Les peuples qui pâtissent la faim ont besoin de vivres. Les peuples analphabètes ont besoin de connaissances. Les peuples malades ont besoin d'hôpitaux " (cité par Leca et Vatin). Le FLN a emprisonné une bonne part des islamistes de toutes tendances. Mais voyons quelles ont été les politiques officielles en matière de religion.

 

- L'Algérie.

En dépit du nassérisme de Ben Bella et du socialisme de Boumédienne, l'Islam algérien est fort de l'appui des Oulémas. Leur influence quasiment inébranlable procède du rôle historique de leurs associations pendant l'époque coloniale et dans l'affirmation de l'identité arabo-islamique de l'Algérie. Ils ont été farouchement indépendantistes et l'Etat-nation n'a pas pu se débarrasser d'eux après la fin de la guerre. C'est d'ailleurs l'image historique acquise par leur association qui a poussé l'Algérie à émaner un texte législatif (20 août 1962) sur le caractère fondamental de l'Islam dans la vie politique et les institutions algériennes, à un moment où le Parti Communiste algérien appelait à dissocier le politique du religieux.

Boumédienne par la suite n'a pas hésité à utiliser l'Islamisme pour établir un consensus en sa faveur.

- Le Maroc.

Ce qui distingue le Maroc du reste du Maghreb, c'est l'image du roi, qui est garant de la religion. Sa "légitimité historique" lui confère la charge d'assurer l'équilibre entre les rénovateurs et les conservateurs, entre les institutions des Oulémas et l'Islam populaire.

- La Tunisie.

Trois phases caractérisent la politique tunisienne à l'égard de la religion: la première se distingue par son scepticisme à l'égard de l'Islam, et une revendication croissante de sécularisation; la deuxième est dominée par la critique, voire l'agressivité et la politique d'exclusion; la troisième a été l'apologie du rôle de l'Islam dans la vie politique et sociale.

Pendant longtemps, les institutions politiques s'en prennent à l'Université de la Zitouna, où l'on dispense un enseignement arabe classique et traditionaliste, au point de privilégier la Sadiki, là où l'enseignement se fait en français et en arabe moderne. Si dans un premier temps le bien-fondé de l'Islam a été critiqué (le Président de la République représente l'autorité suprême en matière d'interprétation du Coran), la politique successive de Bourguiba a peu à peu amorcé une révision en matière de laïcité. Il a d'abord reconnu les festivités religieuses, puis mêlé l'économique et le social au religieux. Ce faisant, il a parfaitement compris l'importance du facteur islamique et le rôle des mosquées dans la construction d'une unité nationale. D'autant plus que la politique de sécularisation n'a jamais atteint ses objectifs. Enfin, la politique d'intégration de l'Islam à l'autorité étatique a été dictée aussi pour des raisons de politique intérieure et extérieure, afin de combattre l'influence des nassériens en Tunisie, et éviter l'isolement de la Tunisie dans les rapports avec le Moyen-Orient.

C'est ainsi que l'Islam est quand même la religion officielle des Etats maghrébins. Seul le cas de la Tunisie est paradoxal, puisque d'une part l'Etat utilise la religion pour mobiliser les masses, et de l'autre il favorise la sécularisation des élites.

V.e. Conclusion

 

Au Maghreb, le discours de l'Etat-nation n'a jamais été ni cohérent ni homogène. La religion a toujours été employée pour favoriser l'élection des chefs, et surtout leur réélection; elle est devenue une pratique politique quotidienne pour maintenir et consolider les partis au pouvoir. Cette conception monopolisatrice n'a fait qu'accentuer l'extrémisme religieux. Ce n'est pas un hasard si l'un des premiers à critiquer le socialisme de Boumédienne a été le Cheik Soltani (il est vrai au Maroc, en 1974), au nom de l'Islamisme politique. En définitive, l'échec du socialisme de Boumédienne et, dans une moindre mesure, l'ambigüité de la sécularisation voulue par Bourguiba, n'ont pu produire dans un pareil contexte qu'une radicalisation de l'opposition islamique, après la condamnation de toutes les autres formes d'opposition.

VI. LA QUESTION LINGUISTIQUE AU MAGHREB

 

VI.a . Une société pluriculturelle

 

La question linguistique est sans doute l'un des problèmes-clés de l'identité maghrébine. On y parle l'arabe, le français, le berbère et de multiples dialectes locaux. Le berbère est la langue de presque douze millions de maghrébins (les Amazighs représentent 60% de la population au Maroc, 20% en Algérie et 1% en Tunisie).

L'arabe littéraire et le français sont les langues de l'administration, tandis que l'arabe dialectal local et le berbère sont celles de la vie quotidienne. L'idée d'une "troisième langue" syncrétique est impraticable. Les dialectes ont une grande importance dans l'imaginaire populaire et la culture orale. L'arabe classique a un caractère plus politique : il est un instrument pour la défense de l'identité culturelle transnationale contre la colonisation. Mais il n'a pas réussi à se substituer au français au lendemain de l'Indépendance. Ce dernier est resté la langue de l'administration, de l'économie, de l'école et de l'armée. Le Maroc et la Tunisie, de leur côté, ne se pressent pas pour entamer l'arabisation du pays. Seule l'Algérie s'y est lancé avec précipitation. Pourquoi?

Le français devient la langue officielle en 1830 parce que toutes les institutions qui comptent sont aux mains des Français. Entre 1955 et 1993, la scolarité aidant, c'est le français qui est privilégié. En revanche, l'arabe littéraire est parfois l'instrument qui sert à légitimer et glorifier l'œuvre de l'Etat et son hégémonie sur les diversités ethniques.

En Algérie, les autorités ont misé dès l'indépendance sur l'arabisation totale pour oublier le colonialisme, mais c'est effectivement le fait d'une mouvance nationale et islamique à l'intérieur du FLN, les autres composantes étant plus sceptiques.

Face à la perspective de l'arabisation, les berbères passent à la contre-offensive. Sous la présidence de Chadli Ben Jedid, ils affirment leur identité : 1980 voit la naissance du Printemps kabyle. Le pouvoir essaie de limiter l'influence de la politique des dirigeants panarabistes et panislamistes du FLN, qui sont entre autre accusés de corruption.

Par ailleurs, les jeunes algériens formés dans les Universités arabisées s'intègrent mal dans le tissu politique et administratif, dont la langue véhiculaire reste le français. Ils sont les premières vicitimes du chômage. Aujourd'hui, le problème linguistique est un enjeu qui échappe à la tutelle de l'Etat. Si les élites tunisiennes s’accomodent du bilinguisme, en Algérie les élites restaient il y a encore quelques années de formation française. Quant à l'arabe littéraire en général, s'il est la langue de l'administration et de l'enseignement, il s'en faut qu'il soit celle des sciences et de la technologie. Les échanges entre pays maghrébins se font surtout en français, et l'arabe littéraire évolue lentement sur le plan de la représentation technique du monde. De nombreuses questions extra-linguistiques restent à résoudre afin d'apporter une solution à celle-là, et le drame est qu'elle accentue la diglossie chez le peuple.

BIBLIOGRAPHIE

 

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