III.d. La crise de mai 68

 

d.1. Les signes annonciateurs.

            A la fin de l’année 1967, l’état économique de la France est “florissant”, le régime gaulliste peut présenter un bilan positif de ses 9 ans de gouvernement, l’expansion est continue, ce qui a fait doubler le pouvoir d’achat. Il faut dire que l’économie de la France a subi de profondes mutations. Depuis la libération, la croissance est effective et elle durera jusqu’à la crise pétrolière de 1973. Plus de la moitié des ménages français acquièrent les équipements de la civilisation industrielle (voiture, téléviseur, électroménagers). Les progrès sur le plan de la scolarisation, de la santé, des loisirs sont spectaculaires.

            Ces trente années (depuis la Libération jusqu’à la crise pétrolière), que l’on appellera “les 30 glorieuses”, s’accompagnent de mutations sociales sans précédent : forte urbanisation, paupérisation du monde paysan et des petites et moyennes entreprises (PME) (en retard de modernisation), montée des classes moyennes salariées et enfin l’entrée dans la société de consommation. L’évolution vers la société de consommation est constante et se traduit par exemple par l’ouverture des premiers hypermarchés.

            Ces mutations sociales ne se font pas sans difficultés: en 1963, la grève des mineurs des Charbonnages de France durera plus d’un mois, elle démontrera que les travailleurs entendent participer désormais aux fruits de la croissance; mais surtout elle fera comprendre que la contestation sociale est une arme possible pour ébranler le pouvoir. Cette évolution de la société de consommation souvent anarchique et inégale, caractérisée par des malaises sociaux, des “dérapages inflationnistes”, n’est sans doute pas étrangère à la crise de mai 1968. Rappelons aussi qu’aux élections présidentielles de 1965, le général De Gaulle subit l’humiliation du ballottage face à Mitterrand et qu’aux élections législatives de mars 1967, la victoire est acquise de justesse. La majorité présidentielle évite de peu une défaite historique. Donc ce pays “économiquement fort” voulu par De Gaulle, s’accompagne aussi d’un vide dangereux en matière de politique sociale, les transformations structurelles profondes, les réussites technologiques engendrent des crises pour ceux qui n’arrivent pas à s’adapter ou pour les “nouvelles générations” qui représentent en 1968 un tiers de la population. .

d.2. Une crise d’identité.

            Le 15 mars 1968, Pierre Vianson-Ponté, éditorialiste du Monde, présente une analyse de la société française du moment:

Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, écrit-il, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient, ils ne participent ni de près, ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde. [...] La jeunesse s’ennuie, les étudiants manifestent, bougent. [...] Ils ont l’impression qu’ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l’absurde à opposer à l’absurdité.”

            Les jeunes de mai 1968, appelés communément  “jeunes du baby-boom” contestent la place qui les attend dans une société qu’ils jugent matérialiste et dominée par les impératifs industriels ; ils dénoncent  ses structures figées et archaïques désormais inadéquates. L’autorité, sous toutes ses formes, est rejetée. Les jeunes sont impatients d’affirmer leur identité puisque jusqu’à présent, seul le pouvoir économique les avait reconnus comme cible privilégiée dans le développement de la société de consommation. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas circonscrit à la France, on le retrouve un peu partout en Europe et aux Etats-Unis, mais nulle part comme en France, la contestation conduira le pouvoir au bord de la paralysie.

            Tout commence par une agitation étudiante à la faculté de Nanterre et par l’occupation des locaux. Cette université a été construite en 1965 pour répondre à la surcharge des étudiants, en effet les universités françaises doivent affronter un nombre d’étudiants de plus en plus élevé (résultat du baby-boom et de la montée des classes moyennes salariées), qui donne une autre physionomie à l’université réservée, jusqu’à présent, à une élite. Le motif semble fort futile: « Les étudiants français, écrit toujours Vianson-Ponté dans le Monde, se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre ou d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons ». En fait les vrais motifs résultent plutôt de réformes mal faites, d’un enseignement vieux, démodé, d’enseignants déroutés, inefficaces ou bien qui sont de véritables “mandarins” et enfin et surtout de la peur des étudiants pour leur avenir.Voilà sans aucun doute les facteurs de base qui ont provoqué la crise.

            De Nanterre, l’agitation se porte ensuite au Quartier Latin et là commencent les premiers affrontements avec la police. A leur tour, les lycées sont gagnés par la contestation des universités (1,2 et 3 mai). La brutalité de la police provoque un courant de sympathie, de solidarité en faveur de la contestation étudiante. L’ordre de démolir les barricades dressées par les étudiants, est donné et aboutit à une nuit de grande violence appelée d’ailleurs “la nuit des barricades” qui voit de terribles affrontements entre les étudiants barricadés dans le Quartier Latin et les CRS (Compagnie Républicaine de Sécurité)

 

d.3. Une crise sociale

            Rentré d’Afghanistan où il se trouvait en voyage officiel, le Premier ministre Georges Pompidou promet des changements; il pense ainsi calmer l’agitation. Le 14 mai, De Gaulle ignorant la gravité de la situation, part à son tour pour un voyage officiel en Roumanie alors qu’un mot d’ordre de grève générale est lancé par les syndicats qui désirent récupérer le mouvement contestataire. La grève s’installe dans toute la France aussi bien dans le secteur public que privé. Les usines sont occupées. Une exaltation extraordinaire s’empare de la France entière, les graffitis, les slogans envahissent les rues:

 

 

Il est interdit d’interdire.”

Professeurs, vous êtes vieux et votre culture aussi.”

“Jouir sans entraves, vivre sans temps morts.”

“La révolution commence où commence le plaisir.”

“Soyez réalistes, demandez l’impossible.”

“On ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance.”

“Ne prenez pas l’ascenseur, prenez le pouvoir.”

 

            On commence à parler de cogestion, d’autogestion, de liberté sexuelle. Même la radio et la télévision (l’ORTF), instrument privilégié du pouvoir, se met en grève contre la censure et la “parole imposée.” La contestation ouvrière ne dénonce pas la société de consommation, elle demande à bénéficier plus largement de son évolution. C’est donc avec les syndicats et les patrons que Pompidou commence les négociations. Les pourparlers dureront 36 heures d’affilée.

d.4. Une crise politique

            Le 29 mai, De Gaulle “disparaît”, on saura plus tard qu’il se trouve en Allemagne auprès du général Massu. Toutes sortes d’explications ont été données pour comprendre ce départ (constater la fidélité de l’armée en cas de besoin? fausse sortie pour rendre plus théâtral le retour? ...) Quoi qu’il en soit, à son retour, De Gaulle annonce la dissolution de l’Assemblée nationale et lance un appel à l’action civique. Une manifestation gaulliste lui répond. Le 5 juin, le travail reprend dans la fonction publique, le 18 juin, Renault, point fort

de la contestation ouvrière, rouvre ses portes. Le résultat des élections législatives est favorable à l’UDR (Union des Démocrates pour la Ve République), mais la victoire n’a été acquise que par un “consensus émotionnel”. Un nouveau gouvernement est formé avec Couve de Murville comme Premier ministre; le ministre de l’Education nationale Edgar Faure prépare une loi d’orientation pour l’enseignement supérieur qui sera votée en octobre. Cette loi, dite Loi Edgar Faure, s’inspire des principes d’autonomie des universités, d’interdisciplinarité et de participation à la gestion.

Un mois de paralysie a “abîmé le pays”. La relance est difficile. Pour limiter la fuite des capitaux le contrôle des changes est rétabli. De Gaulle refuse de dévaluer le franc pour ne pas pénaliser les salariés, il craint une nouvelle crise sociale. Il annonce une réforme institutionnelle qui touchera le Sénat et la décentralisation. Dans ce projet, le Sénat devrait devenir une chambre consultative, la décentralisation devrait découper la France en un certain nombre de régions où le patronat, les syndicats, les groupements professionnels et d’autres associations exprimeraient leur point de vue sur les applications des plans d’équipement. Le référendum a lieu le 27 avril 1969, les Français comprennent que ce vote est en fait une confrontation entre la nation et son Président; d’ailleurs De Gaulle annonce qu’il quittera le pouvoir en cas de défaite: “[...]de la réponse que fera le pays à ce que je lui demande va dépendre évidemment, soit la continuation de mon mandat, soit aussitôt mon départ” (déclaration du 10 avril 1969). La réponse des Français est: NON (53%); quelques heures plus tard De Gaulle annonce qu’il “cesse ses fonctions de Président de la République.” Il se retire à Colombey où il mourra le 9 novembre 1970.