V.a. Les
origines culturelles et politiques de l'Etat-nation
Le Maghreb
traverse aujourd'hui une situation critique dont la période post-coloniale
est en partie responsable. Des mouvements sont nés pour fournir
de nouvelles bases aux mouvements "révolutionnaires"
de ces pays, et dont le but est aussi de participer aux décisions
politiques, religieuses et culturelles. L'Etat-nation a souvent déçu
les attentes des masses populaires. Si les gouvernements ont échoué,
c'est plus en raison de la structure de l'Etat que de la
conjoncture historique. Hérité de l'époque coloniale, il s'est
peu à peu transformé, en effet, en l'Etat national que nous
connaissons, sous la direction des partis de la libération. L'idéologie
nationaliste à l'origine de l'Etat-nation constitue une
sensation existentielle et un sentiment d'appartenance politique,
sans bases déterminées. L'absence d'institutions démocratiques
propres et un certain vide politique en sont la preuve. Des
groupes de pouvoir ont inventé l'algérisation, la
marocanisation et la tunisisation pour légitimer leurs formes de
tutelle politique, et ont magnifié les particularités locales
pour exclure de leurs perspectives le pluralisme démocratique.
Pour mieux
comprendre le problème, revoyons l'histoire contemporaine (1958-1988).
Cette période est caractérisée par des divergences idéologiques violentes dans les partis qui ont géré la période post-coloniale, dont la guerre des sables entre le Maroc et l'Algérie, le problème du Sahara occidental avec le Front Polisario en 1975, sont des exemples. Ces dissensions entre pays maghrébins sont la conséquence logique de la stratégie de chacun de ces groupes au moment de la décolonisation. Elles ont abouti à des divergences profondes à l'égard de la notion d'indépendance, du développement et du redressement socio-économique. Il en va de même des relations avec le monde arabe, le tiers-monde et les grandes puissances.
Donc, après 1958,
le patriotisme se consolide pour préparer l'avenir, réalisant
ainsi la formule de Boumédienne : "nous avons payé le
prix de notre sang ". Le démembrement y est déjà en
germe. Nul besoin de souligner que les dirigeants n'ont jamais eu
une vue claire du binôme démocratie/développement.
Les mouvements de
libération nationale, devenus maîtres absolus, ont accentué la
marginalisation des élites et écarté les masses du pouvoir. Ce
qui explique, d'une certaine façon, la désaffection des masses
à l'égard des institutions politiques, et surtout la mise hors
la loi des partis et un nombre impressionant de prisonniers
politiques, des années 1960 aux années 1980. L'explosion
populaire en Algérie en 1988 est un signal d'urgence en faveur
de la redistribution des richesses et la lutte contre la
corruption politique, dans la mesure où la démocratie représente
dans l'imaginaire collectif une participation active et une
pratique collective avant d'être un slogan.
V.b. L'Etat-nation
et la démocratie en Algérie
L'expérience algérienne
permet de comprendre la difficulté d'intégrer les islamistes
dans le cours de la démocratisation, bien qu'ils représentent
une large part d'une forme de société qui n'a cessé de se
consolider dans le courant des années 1950. Au cours des années,
en effet, la priorité a été accordée au développement économique
par les partis issus des guerres de libération. Du reste, il
faut souligner que le passage de la période de la révolution et
de la lutte armée à l'administration s'est effectué sans préparation
et au nom d'une légitimité historique, qui a pris la forme du
pouvoir charismatique.
Dans une logique
d'alternance, l'explosion algérienne d'octobre 1988 s'explique
par :
- des erreurs
dans le choix du modèle de développement économique et socio-politique
et le manque d'une volonté de renouvellement des élites au
pouvoir;
- la
consolidation du clientélisme et le manque de culture des
dirigeants;
Si l'on analyse l'expérience
algérienne, on peut en conclure qu'il y a une grande confusion
dans la recherche d'un paradigme idéologique, économique et
culturel. De fait, l'expérience socialiste algérienne a débouché,
après trois décennies, sur la déroute des institutions et du régime
dans tous les domaines. La seule bonne perspective, qui n'a
jamais été abordée, est celle de la démocratie. Cette
constatation est à l'ordre du jour dans les autres pays du
Maghreb, où les changements politiques sont attendus. C'est le
renvoi de la question démocratique qui menace le tissu social d'une
implosion permanente, sous forme d'émeutes : puisque l'Etat-nation
survit encore, l'absence de démocratie n'a d'autre alternative
que l'imposition de la démocratie par les mouvements de rue.
En Tunisie, il a
fallu attendre l'explosion populaire du 26 janvier 1978 et l'attaque
armée par un groupe d'opposition d'une ville du sud-tunisien
pour que certains modérés du parti destourien au pouvoir à l'époque
manifestent publiquement leur volonté d'entamer un processus de
démocratisation. Bourguiba a alors reconnu, au Congrès du Parti,
en avril 1981, et pour la première fois dans l'histoire de la
Tunisie contemporaine, le pluralisme politique. Il en a été de
même en Algérie où la démocratie s'est relativement imposée
à la faveur des événements d'octobre 1988. De fait, ce sont
les émeutes populaires d'alors (la guerre du couscous) qui ont
poussé les autorités algériennes à accepter des réformes en
faveur du pluralisme.
Les perspectives
d'aujourd'hui, après que les émeutes pour le couscous ont cédé
la place aux massacres, sont encore : un régime militaire, un régime
démocratique, ou un régime islamique élu démocratiquement ou
imposé par la terreur. Certaines forces sociales ne cachent pas
leur volonté de retourner au passé, c'est-à-dire à l'Islam.
En dehors même de tout cadre institutionnel, puisque l'Etat
national est discrédité.
L'Islam est sinon l'aspect principal de la question culturelle maghrébine, du moins un de ses aspects fondamentaux. Quelle est donc la dimension de l'Islam au Maghreb, quel est son avenir après la naissance de mouvements politiques islamistes extrémistes exigeant la participation politique, comment sont structurés ces mouvements? Certes, l'Etat n'est plus le seul à utiliser l'Islam comme religion et culture, et il n'est plus le seul à interpréter et à lire l'Islam et son histoire de manière plus ou moins rationnelle.
Dès le début
des années 1970, en Tunisie et en Algérie, un mouvement
religieux politisé est apparu, qui s'oppose à la légitimisation
du régime par la religion. En Tunisie, par exemple, le processus
de laïcisation a été fort, la religion a été l'une des
principales sources de la stabilité de l'Etat.
Qu'est-ce que l'Islam
politique? Quelle est sa dimension, sa vocation, son avenir? C'est
d'abord une politique d'opposition importante. Certains le considèrent
même comme l'héritier de l'Etat-nation.
Tout en se
servant de l'Islam pour combattre l'analphabétisme et le sous-développement,
la Tunisie n'a pas hésité à combattre l'Islam politique à ses
débuts. Le Maroc, qui n'a pas suivi la même politique de laïcisation
que la Tunisie, a préféré l'alliance avec l'Islam traditionnel.
Avec plus d'une centaine d'associations, les Islamistes marocains
cherchent à passer de la simple prédication à l'organisation
et à l'unification. Ils ne sauraient encore briser le champ
religieux symbolique de la royauté ni acquérir une légitimité.
Commandeur des croyants, gardien du Fiqh (jurisprudence islamique),
et descendant de la lignée du Prophète, le roi est intouchable
à leurs yeux (cf. Mohamed Tozy).
Faute de
programme innovateur, la laïcisation a été éclectique et
limitée dans son application en Tunisie et en Algérie. En
Tunisie, elle s'est ralliée à la consolidation des fondements
de l'Etat et à une partie de son projet de modernisation; en Algérie,
elle a été rattachée au projet de reconstruction et de révolution
nationale de Boumédienne. Les paroles de Boumédienne au congrès
islamique de Lahore en 1974 s'inspirent d'une tradition révolutionnaire
profondément opposée à l'interprétation islamique orthodoxe :
"les gens ne veulent pas aller au Paradis avec des
estomacs vides. C'est cela le fond du problème. Un peuple affamé
n'a pas besoin de versets coraniques. Je dis ceci avec tout le
respect pour le Saint Coran que j'ai appris à l'âge de dix ans.
Les peuples qui pâtissent la faim ont besoin de vivres. Les
peuples analphabètes ont besoin de connaissances. Les peuples
malades ont besoin d'hôpitaux " (cité par Leca et
Vatin). Le FLN a emprisonné une bonne part des islamistes de
toutes tendances. Mais voyons quelles ont été les politiques
officielles en matière de religion.
- L'Algérie.
En dépit du nassérisme
de Ben Bella et du socialisme de Boumédienne, l'Islam algérien
est fort de l'appui des Oulémas. Leur influence quasiment inébranlable
procède du rôle historique de leurs associations pendant l'époque
coloniale et dans l'affirmation de l'identité arabo-islamique de
l'Algérie. Ils ont été farouchement indépendantistes et l'Etat-nation
n'a pas pu se débarrasser d'eux après la fin de la guerre. C'est
d'ailleurs l'image historique acquise par leur association qui a
poussé l'Algérie à émaner un texte législatif (20 août 1962)
sur le caractère fondamental de l'Islam dans la vie politique et
les institutions algériennes, à un moment où le Parti
Communiste algérien appelait à dissocier le politique du
religieux.
Boumédienne par
la suite n'a pas hésité à utiliser l'Islamisme pour établir
un consensus en sa faveur.
- Le Maroc.
Ce qui distingue
le Maroc du reste du Maghreb, c'est l'image du roi, qui est
garant de la religion. Sa "légitimité historique" lui
confère la charge d'assurer l'équilibre entre les rénovateurs
et les conservateurs, entre les institutions des Oulémas et l'Islam
populaire.
- La Tunisie.
Trois phases
caractérisent la politique tunisienne à l'égard de la religion:
la première se distingue par son scepticisme à l'égard de l'Islam,
et une revendication croissante de sécularisation; la deuxième
est dominée par la critique, voire l'agressivité et la
politique d'exclusion; la troisième a été l'apologie du rôle
de l'Islam dans la vie politique et sociale.
Pendant longtemps,
les institutions politiques s'en prennent à l'Université de la
Zitouna, où l'on dispense un enseignement arabe classique et
traditionaliste, au point de privilégier la Sadiki, là où l'enseignement
se fait en français et en arabe moderne. Si dans un premier
temps le bien-fondé de l'Islam a été critiqué (le Président
de la République représente l'autorité suprême en matière d'interprétation
du Coran), la politique successive de Bourguiba a peu à peu
amorcé une révision en matière de laïcité. Il a d'abord
reconnu les festivités religieuses, puis mêlé l'économique et
le social au religieux. Ce faisant, il a parfaitement compris l'importance
du facteur islamique et le rôle des mosquées dans la
construction d'une unité nationale. D'autant plus que la
politique de sécularisation n'a jamais atteint ses objectifs.
Enfin, la politique d'intégration de l'Islam à l'autorité étatique
a été dictée aussi pour des raisons de politique intérieure
et extérieure, afin de combattre l'influence des nassériens en
Tunisie, et éviter l'isolement de la Tunisie dans les rapports
avec le Moyen-Orient.
C'est ainsi que l'Islam
est quand même la religion officielle des Etats maghrébins.
Seul le cas de la Tunisie est paradoxal, puisque d'une part l'Etat
utilise la religion pour mobiliser les masses, et de l'autre il
favorise la sécularisation des élites.
V.e. Conclusion
Au Maghreb, le
discours de l'Etat-nation n'a jamais été ni cohérent ni homogène.
La religion a toujours été employée pour favoriser l'élection
des chefs, et surtout leur réélection; elle est devenue une
pratique politique quotidienne pour maintenir et consolider les
partis au pouvoir. Cette conception monopolisatrice n'a fait qu'accentuer
l'extrémisme religieux. Ce n'est pas un hasard si l'un des
premiers à critiquer le socialisme de Boumédienne a été le
Cheik Soltani (il est vrai au Maroc, en 1974), au nom de l'Islamisme
politique. En définitive, l'échec du socialisme de Boumédienne
et, dans une moindre mesure, l'ambigüité de la sécularisation
voulue par Bourguiba, n'ont pu produire dans un pareil contexte
qu'une radicalisation de l'opposition islamique, après la
condamnation de toutes les autres formes d'opposition.