IV. L'ÉLABORATION IDÉOLOGIQUE

 

 

IV.a. La Nahda ou la naissance du Salafisme

 

L’Orient ne trouvera son salut qu’en se réconciliant avec la raison et la science - Jamal ad-Dîn al-Afghâni (1838-1898).

 

Le colonialisme inquiète les Oulémas (théologiens) qui finissent par se demander jusqu'à quand il va leur falloir avaler les couleuvres des occidentaux. Tant que nous serons divisés et que l'Islam sera corrompu, et surtout désarmé, est la réponse. La voie est donc tracée. Pour les pères de la Nahda (renaissance), Alfghâni et Abdu, il faut réviser "l'Islam des gens", retrouver l'orthodoxie, et ouvrir le pays aux nouveautés.  Le programme  du Salafisme, ou Nahda, est  l'acquisition des sciences, et le retour à la foi des ancêtres (Salaf), purifiée de ses superstitions. La publication, à Paris, du journal Al-Urwâ al-Wuthqâ, aura une influence certaine dans les pays du Maghreb.

La nécessité d'un esprit de fraternité, critique et rationnel, et d'une foi régénérée, se traduit par l'exigence d'une communauté de destin. Des réformistes qui ne sont pas des Oulémas, mus par leurs sentiments anti-colonialistes, fondent des comités de lutte autour de 1900, et combattent sur deux fronts : d'une part, contre les Oulémas et les zaouïas favorables à la colonisation; de l'autre, pour un Maghreb souverain. De fait, les Salafites tirent leur force des classes aisées qui prennent leur distance à l'égard des confréries traditionnelles. En même temps, ils s'adaptent aux exigences de la modernité et transforment leur redressement moral en une vision politique libérale d'abord, nationaliste ensuite (cf. Djaït Hichem).

IV.b. La formation de l'esprit de revendication

 

A l'instigation de certains intellectuels tunisiens formés dans les rangs de la Nahda, le premier comité pour l'Indépendance de la Tunisie et de l'Algérie pour une République Nord-africaine, ou mieux, pour un Espace maghrébin réunifié, est constitué à Genève. La naissance de la Société des Nations lui fournit l'occasion de demander un référendum en faveur de l'Indépendance, car Algériens et Tunisiens "ont toujours formé un seul pays " et " le peuple algéro-tunisien n'a pas renoncé à son indépendance ". L'écho de ces belles paroles n'est pas très considérable.

Le premier parti politique maghrébin, d'inspiration libérale, le Destour, est fondé en Tunisie en 1920. Mais ses origines (commerçants, notables, intellectuels) le rendent plutôt timide à l'égard des revendications indépendantistes. En Algérie, par contre, les Salafites s'organisent en comités qui préparent les partis de masse. L'association des Oulémas algériens, voulue par Ibn Badis, qui a fréquenté longtemps le milieu de la Nahda zitounienne (de l'Université Zitouna de Tunis), naît en 1931. Son but est un Islam "universaliste" aux fondements "purifiés", dont le mot d'ordre est "Un pays : l'Algérie; une religion : l'Islam; une langue : l'Arabe ". Les Salafites marocains ne sont pas en reste et rejoignent le combat politique. Mais leurs contestations sont davantage axées sur les injustices infligées à l'Islam dont le rôle est fondamental pour se libérer du joug colonial. Quant aux masses, elles préfèreraient qu'on mette l'accent sur leurs souffrances, et jugent les salafites incapables de guider une révolution par les voies politiques ou militaires. Ce défi sera relevé par d'autres intellectuels et leaders politiques de formation syndicale française.

IV.c. Le projet politique de libération nationale

 

Dans les années 1930, l'arrogance du Colonisateur va au-delà des limites acceptables, avec l'émanation du Dahir berbère, la campagne pour la christianisation du Rif marocain, la célébration du centenaire de la prise d'Alger et le Congrès eucharistique de Tunis. Il faut ajouter à cela les conséquences négatives de la crise mondiale. Des manifestations voient le jour, toutes idéologies confondues. Le mot d'ordre d'indépendance est lancé.

- La Tunisie

De jeunes intellectuels qui aspirent à mobiliser les masses entendent imposer au Destour une ligne d'action radicale. Mais la fracture est inévitable. Bourguiba et ses camarades se séparent et fondent en 1934 le Néo-Destour.

- Le Maroc

En 1934, la fondation du mouvement de l'Action marocaine affirme l'intransigeance et la rigueur dans la lutte politique. Trois ans plus tard, Al-Fassi, l'un des fondateurs, rompt avec le mouvement et fonde le Parti national.

- L'Algérie

L'affirmation nationale naît au sein de la communauté algérienne de France. Les Algériens, avec l'appui du Parti Communiste, fondent l'Étoile Nord-africaine. Mais l'aspiration indépendantiste et nationaliste des maghrébins accélère la rupture avec les Communistes. Messali Hadj, un des fondateurs de l'Étoile, fonde  le Parti du Peuple Algérien en 1936. En 1937, il en transfère le siège à Alger.

La fin de la deuxième guerre mondiale est l'occasion pour les mouvements politiques maghrébins d'achever leurs transformations. Le modèle de la résistance française aux nazis, et la défaite militaire du pays, accélèrent la prise de conscience des masses. La fondation de la Ligue arabe en 1945, la fondation, en 1947, d'un nouvel État musulman : le Pakistan, l'indépendance de la Libye, la révolution de Nasser en 1951, la victoire des Vietnamiens en 1954, sont autant de signes qui renforcent le peuple dans l'idée que les sacrifices sont payants. A cela s'ajoute la répression dont sont victimes les chefs politiques. De nouveaux partis voient le jour, plus radicaux et résolus que les précédents :

Maroc : le parti de l'Istiqlal, dirigé par Al-Fassi;

Tunisie : le Néo-Destour de Bourguiba se réorganise et dispose de larges assises populaires;

Algérie :

1944, Farhat Abbas fonde le mouvement des Amis du Manifeste et de la Liberté;

1946, Union Démocratique du Manifeste Algérien, - UDMA (Farhat Abbas);

1947 : Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, - MTLD (Messali), avec une branche politique et une branche militaire;

1954, Comité Révolutionnaire pour l'Unité et l'Action; Front de Libération Nationale (FLN); Mouvement National Algérien;

1956, l'UDMA, les Oulémas et une fraction du MTLD rejoignent le FNL; naissance du Conseil National de la Révolution (CNR); Comité de Coordination et d'Exécution (CCE). Les polémiques sur l'influence nassérienne lors de la fondation de ces deux dernières organisations ne sont pas encore éteintes.

 

IV.d. La lutte armée et le destin du Maghreb

 

La Ligue arabe siégeant au Caire, cette ville devient le lieu de rencontre de tous les nationalismes de la région. Les pères du Panarabisme et du Panislamisme soutiennent les leaders maghrébins dans le cadre de leurs communautés de vue et de stratégies. En 1947, le Congrès du Maghreb Arabe adopte la stratégie suivante :

- Lutte contre le colonialisme français et espagnol; proclamation de l'Indépendance;

- Coordination des différentes politiques de résistance;

- Appel à la Ligue arabe pour soutenir la lutte des Maghrébins;

- Internalisation de la question du Maghreb et condamnation des atteintes aux droits des peuples;

- Unification de leurs représentations en Égypte et création d'un Bureau du Maghreb Arabe (BMA) au Caire.

 

IV.e. Formation du Comité de Libération

 

Malgré ses faibles moyens, les divergences des uns et le scepticisme des autres, le BMA réussit à sensibiliser l'opinion publique arabo-musulmane et maghrébine. Mais c'est surtout la venue au Caire d'une personnalité en exil comme Al-Kattabi, symbole de la résistance aux Français et aux Espagnols dans le Maroc des années 1920, qui donne un nouveau souffle à la politique d'indépendance. Sous sa présidence, le Comité de Libération issu du BMA rédige une Charte proclamant l'appartenance du Maghreb au monde arabo-musulman, la lutte pour l'Indépendance, le refus de toute négociation politique avec l'occupant. La Charte engage chacun à aider les autres en cas d'accession séparée à l'Indépendance, pour la libération finale. Il s'agit d'un programme minimum unitaire, proche de l'Étoile Nord-africaine des années 1930.

 

IV.f. Le chemin vers l'Indépendance

 

Malgré la Charte, la Tunisie et le Maroc mettent en avant leurs spécificités socio-politiques pour entamer des négociations avec la France. Les pourparlers commencent avec le Maroc (31 juillet 1954 à Aix-les-Bains); le 2 mars 1956, ces deux pays accèdent à l'indépendance.

Une longue guerre débute toutefois en Algérie, en 1954; elle s'achèvera en 1962 après avoir fait des milliers de victimes et provoqué d'immenses dommages matériels. Son intensité, et sa cruauté, dont l'OAS (Organisation Armée Secrète) n'est qu'une partie, touchent profondément l'opinion française et internationale. Deux autres facteurs viennent s'y ajouter : la ténacité du FLN, au service d'une cause juste, et le gouffre financier dans lequel la France finit par se débattre. La signature des Accords d'Evian malgré le coup d'État du "quarteron de généraux" (Salan, Jouhaud, Zeller et Challe) ouvre la voie à l'Indépendance (5 juillet 1962).

 

L'époque coloniale constitue, après l'islamisation, une des périodes les plus critiques de l'histoire du Maghreb, puisqu'elle prive la région de sa souveraineté politique et affaiblit ses fondements socioculturels.

La politique coloniale cherche à promouvoir une politique de peuplement pour transformer radicalement le paysage économique, culturel et démographique des pays du Maghreb. La modernisation de certains secteurs a profité aux seuls colons. Grâce au renouveau de la Nahda, la modernisation de nombreux secteurs s'est faite sans l'aide du colonisateur. Il faut donc distinguer les processus de modernisation occidentaux, basés sur l'enseignement, les transports, les moyens de production industrielle, qui intéressaient peu les indigènes, et ceux demandés et voulus par eux, qui ont abouti à la formation des élites favorables à l'indépendance et à la confrontation des cultures locale et occidentale. La politique de manipulation des peuples voulue par l'occupant a échoué.