A propos de quelques mots…

 

Aux détours d’une phrase, il n’est pas rare de se heurter à des mots que la consultation d’un bon dictionnaire bilingue ne suffit pas à éclaircir ou que cette consultation expose même au risque d’interprétations erronées. Le recours au dictionnaire monolingue montre alors toute son importance. Mais il est des mots pour lesquels ni l’un ni l’autre ne pourront nous aider ou, de toutes façons, épuiser toutes les sources auxquelles un locuteur s’alimente lorsqu’il choisit de les utiliser.

Or s’il est bien évident qu’il serait vain de vouloir expliquer ou raconter le magma  qui nourrit l’expérience d’un individu grandissant dans un pays donné, la France pour ce qui nous concerne, nous voulons indiquer quelques domaines, signaler quelques pistes où les mots d’un Français recoupent une expérience “ sociale ” (historique, géographique, littéraire) prégnante, pour savoir les décoder et donc aller au-delà des traductions.

Nous choisissons de citer quelques exemples illustrant notre propos.

Il existe des mots, dans le domaine alimentaire par exemple, pour lesquels l’écho culturel est facilement détectable. Le pain en priorité, avant que ne se banalisent nos habitudes alimentaires, correspondait sans doute davantage à la pasta de l’alimentation italienne. Au début du siècle chaque Français en consommait près d’un kilo par jour ! On utilise encore l’expression “ long comme un jour sans pain ”.

En continuant notre enquête nous rencontrons des mots pour lesquels une consultation attentive, “ croisée ” des différents dictionnaires, permet d’éviter des erreurs d’interprétation.

On  trouve par exemple dans un dictionnaire bilingue, français – italien, les équivalences suivantes : province = provincia, jacobin = giacobino, campagne = campagna mais la consultation des dictionnaires monolingues respectifs amène des précisions révélatrices, ainsi on aura :

 

mot Français

Cf.  Le Nouveau Petit Robert

Italien

Cf. Il nuovo Zingarelli

Jacobin / Giacobino Membre d’une société politique révolutionnaire établie à Paris dans un ancien couvent de Jacobins.

Républicain intransigeant partisan d’un État centralisé.

Appartenente al Club politico dei Giacobini che ebbe vita a Parigi …

Persona radicale in politica

Province / Provincia En France l’ensemble du pays (notamment les villes, les bourgs) à l'exclusion de la capitale Ente autarchico territoriale di amministrazione statale indiretta. Per estensione, paese, piccolo centro rispetto al capoluogo e alle grandi città.
Campagne / Campagna Paysage rural où les champs ne sont pas clôturés, où il y a peu d’arbres, où les habitations sont groupées. Ampia distesa di territorio aperto e pianeggiante, coltivato o coltivabile

 

Notre consultation nous permet une autre constatation à notre avis révélatrice : un même mot en italien peut correspondre à plusieurs entrées en français, cela nous paraît être le fruit d’une expérience historique et donc féconde d’enseignements.

Citons les deux traductions du mot cittadino : citadin renvoyant à la ville et à ses habitants; citoyen à la personne ayant la nationalité d’un pays qui vit en république.

Ou même encore uguale : égal pour les personnes signifiant qui a les mêmes droits tandis que semblable, pareil, évoquent les mêmes caractéristiques.

 

Mais en d’autres cas la lecture des dictionnaires n’éclaircira qu’en partie sinon en rien de fréquentes expressions.

Prenons en exemple cette phrase, tirée d’un article de Philippe Bernard intitulé La République et ses immigrés publié dans “ Le Monde ” du 28 juin 97 “  … l’immigré devrait passer du statut peu enviable de punching ball du débat politique à celui de figure emblématique du renouveau républicain… ”,  nous constatons que la simple traduction “ rinnovamento repubblicano ” reste énigmatique et même ambiguÁ et que pour ne pas se méprendre sur les raisons qui ont poussé l’auteur à choisir cet adjectif, il importe de savoir ce que la construction de la République a signifié en France, les traces qu’elle a laissées dans la culture et l’imaginaire collectif et donc de quoi se nourrit ce mot dans la langue française.

 

D’autres, malaisés à localiser, se nourrissent du bagage scolaire que tout citoyen apprend et fixe dans sa mémoire tout au long de son enfance. L’Italien moyen ne saurait ignorer que la selva oscura n’est pas une simple forêt obscure  ni que la Perpetua n’est une simple servante de curé, de même la Cigale réveille-t-elle chez les Français non l’idée d’un simple insecte mais immédiatement ce “ personnage ” du fabuliste La Fontaine qui, insouciant de l’avenir, se trouva fort dépourvu lorsque la bise fut venue !

Parmi toutes les références littéraires propres au bagage des citoyens français, nous choisissons d’évoquer un seul exemple qui, récemment (et nous nous garderons bien d’en chercher l’explication !) Apparaît fréquemment sous la plume de différents analystes lorsqu’ils rendent compte des questions contemporaines : la peau de chagrin !

Ainsi Henri Tincq dans un article intitulé La divine surprise de l’édit de Nantes publié dans “ Le Monde ” des 15/16 février 98 écrit-il : “ …Dès l’édit de Grâce d’Alès (1629) les protestants perdent leurs privilèges militaires, politiques et quand Louis XI arrive au pouvoir en 1661, l’édit est déjà réduit comme une peau de chagrin… ”.

Ou bien encore Pierre Nora à la page 4690 de son monumental Lieux de Mémoire “ …dans son déroulement le Bicentenaire a eu toutes les malchances … l’hostilité du maire de Paris devenu Premier ministre … a obligé au renoncement à l’exposition universelle et à un programme en peau de chagrin ”

La traduction italienne est La pelle di Zigrino mais si chagrin renvoie à un cuir utilisé fréquemment par les relieurs, c’est aussi un état d’affliction, le caractère d’une humeur triste, morose, le contraire de la gaîté et de la satisfaction. La peau de chagrin c’est aussi et principalement le titre  d’un court roman d’Honoré de Balzac publié en 1831 occupant une place à part dans les Études philosophiques.

Résumons-le rapidement :

  Le jeune marquis Raphaël de Valentin, pauvre orphelin,  vit hanté par la réalisation d’une grande oeuvre, une théorie de la volonté. Découragé, il est prêt à se suicider quand il rencontre un homme étrange mi-antiquaire, mi-sorcier. Celui-ci lui offre une peau de chagrin qui a le pouvoir de satisfaire tous les désirs de celui qui la possède. Seulement à la suite de chaque réalisation  la surface de la peau diminue et abrège d’autant la vie de son propriétaire dont elle est le symbole. Raphaël meurt un an plus tard, immensément riche, après une suite d’aventures tumultueuses.

 

Ce conte mi-philosophique, mi-fantastique fait partie des oeuvres les plus connues de Balzac. Il nourrit aussi sûrement l’imaginaire français que Don Quichotte et ses moulins nourrissent l’imaginaire mondial, occidental tout au moins.

 

Donc dans ce fascicule, en suivant le fil de l’histoire récente et en ricochant entre les thèmes porteurs de l’actualité française, nous  proposons de pénétrer cet imaginaire car savoir une langue, c’est bien avoir conscience que les mots sont des véhicules denses de significations.