VII. LEXCLUSION
VII.a. Présentation
La France sest
donnée une devise ambitieuse : Liberté, Égalité,
Fraternité.
La déclaration
de 1793, préambule à la constitution de 1848, stipule que la République
doit, par une assistance fraternelle, assurer lexistence
des citoyens nécessiteux. On trouve donc très tôt associées
les notions de République, de fraternité des citoyens et de
droit à laide.
La France a vécu,
pendant la deuxième moitié de notre siècle, une période de
croissance économique (les Trente Glorieuses) et est dotée dun
système de protection sociale développé, au nom emblématique
létat providence . Pourtant, les
pauvres existaient et ils existent encore. La pauvreté augmente
même et le fait que plus personne ne semble en être à labri
provoque des réactions variées (peur, violence, maladie,
engagement
). Lécart entre la réalité et lambition
est donc encore large, il frustre la société et ses
membres et paraît contribuer grandement à leur proverbiale
mauvaise humeur. Ce phénomène, cette souffrance mobilisent
aussi les esprits et sétalent sur les colonnes des
journaux. La fracture sociale enfin est un thème récurrent des
campagnes électorales !
Dans le dessin publié dans Le Monde le 4
avril 1997, le dessinateur utilise larche de la fraternité,
dont le nom reprend le troisième commandement
de la devise républicaine, pour encadrer les jambes dun
individu dont le bas de pantalon, les chaussures, la position que
lon devine comme avachie ,
illustrent le dénuement ; les pieds qui se surmontent légèrement
évoquent une position enfantine et inspirent une tendresse
instinctive ; pourtant par terre, il y a un mégot, à ses côtés
une bouteille dune quelconque boisson de notre société de
consommation. Cest lexclusion, les plus faibles rejetés,
nichés au cur de notre république, en éveillent tout au
moins la mauvaise conscience.
VII.b. Des mots pour dire lexclusion
Les mots
permettant de parler de ce fléau et de
ses victimes sont multiples: la misère, la précarité, la
pauvreté, lindigence, les pauvres, les parias, les démunis,
les laissés-pour- compte, les clochards, les défavorisés, les
marginaux, les sans-emploi, les chômeurs, le quart-monde
des qualifications nouvelles sont également apparues :
lexclusion et les exclus, ainsi que dautres,
construites sur des sigles dailleurs souvent liés à une
de ses expressions ou aux tentatives de remédier aux souffrances
quelle entraîne ; par exemple : les smicards (travailleurs
percevant le Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance)
les SDF (Sans Domicile Fixe) les RMIstes (bénéficiaires du
Revenu Minimum dInsertion) ou les ASSEDIC (Association pour
lEmploi Dans lIndustrie et le Commerce, instituée en
1958 par une convention entre Patronat et Syndicats collectant
des cotisations obligatoires et assurant dans chaque département
lindemnisation du chômage), les SEL (systèmes déchange
local)...
VII.c. De
quoi vivent les Français ?
Connaître leurs revenus est une
entreprise ardue. Ils naiment pas parler de ce quils
gagnent (nous faisons remarquer au passage quà la différence
dun Italien, un salarié français donnera le montant brut
de son salaire car la retenue à la source nest pas systématique)
et le développement de léconomie souterraine et du
travail au noir accentuent le manque de transparence. Depuis 1945,
la composition des revenus des ménages sest profondément
modifiée :
Pourcentage
de revenus provenant dun travail salarié |
en
1945 = 37% |
en
1970 > 50% |
Importance
des prestations sociales |
en
1949 = 11,5% |
en
83 = 37% |
Augmentation
du revenu réel par habitant |
Entre
1960 et 1973 = 80% |
Entre
1973 et 1983 = 20% |
Léventail
des salaires est large et la possession du patrimoine est profondément
inégalitaire. On estimait en 1980 que 10% des ménages les plus
fortunés possédaient 54% du patrimoine. De plus lascenseur
social semble en panne. Les mécanismes de reproduction sociale nont
guère changé. Parmi les classes dirigeantes, lhérédité
sociale est très forte, cadres et professions libérales se perpétuent,
à de rares exceptions. La transmission économique nexplique
que partiellement ce phénomène, la transmission du capital
culturel paraît déterminante. La généralisation de lenseignement
devait permettre la promotion égalitaire de tous les citoyens
aussi cette panne sociale est-elle un des
aspects de la crise de lécole républicaine.
VII.d. Qui sont les pauvres, combien sont-ils et comment sont-ils appréhendés ?
Le décompte est
lui aussi ardu car à la catégorie de la
pauvreté absolue sest ajoutée celle de la pauvreté
relative.
En juillet 1976,
le premier grand programme de lutte lancée contre la pauvreté
par le conseil de la communauté européenne, énonce en effet :
sont définis comme pauvres les individus et les
familles dont les ressources sont si faibles quils sont
exclus des modes de vie, des habitudes et des activités normales
de lÉtat dans lequel ils vivent .
On constate en effet que, depuis 45, le
regard que citoyens et experts portent sur la pauvreté sest
modifié.
De 45 à 50, les
spécialistes sinquiétaient des conditions de vie des
familles sans logis et des individus sans ressources. Les
victimes étaient bien connues des militants associatifs de
terrain (1953 : mouvement des squatters ; 1954 :
Abbé Pierre ; 1956 : fondation de Atd Quart-Monde, ATD
signifiant Aide à Toute Détresse.)
Dans les années
60, leur attention sest portée sur la survivance dun
sous-prolétariat peu ou pas qualifié et de laccès généralisé
à la consommation. Les exclus étaient définis en termes de
besoins fondamentaux insatisfaits, les experts débouchent alors
sur la caractérisation dun groupe souvent nommé quart-monde.
Dans les années
70, ils prennent conscience de la faiblesse persistante du niveau
de vie dune partie importante de la population française
et les définitions englobent les catégories dites à risques.
Dans les années
80/90, aux inadaptés, aux personnes en état dinsécurité,
de vulnérabilité, de pauvreté effective, sajoutent les
chômeurs et les salariés à statut précaire.
Depuis les années 70, lexclusion
est la catégorie mise en forme par les experts pour mieux cerner
les multiples problèmes liés à la pauvreté. Elle permet de
poser dune façon nouvelle la question sociale dans la société
française contemporaine. Ce nest pas un mot fourre-tout,
ni un inventaire des misères, mais une catégorie appelée à
devenir opérationnelle, utile pour les politiques sociales. Les
spécialistes élargissent le champ détudes, il ne sagit
pas de recenser les pauvres mais de repérer les facteurs de
risques pour mettre en oeuvre une prévention
et non plus simplement une assistance. Les exclus potentiels sont
envisagés comme précaires, fragiles, en situation dinsécurité,
voire de dépendance et de désaffiliation. La dissolution des
liens traditionnels, laffaiblissement des communautés
locales et lurbanisation caractérisent lexclusion
contemporaine.
La pauvreté nest
donc plus seulement absolue (notion ayant inspiré en France linstauration
en 1988 du RMI, revenu destiné à assurer un minimum vital) mais
aussi relative ; on ne regarde plus seulement le montant des
revenus mais lirrégularité, lincertitude de leurs
rentrées.
e.1. Quelle est lampleur du fléau ?
En 1974, louvrage
de René Lenoir dénonce, dès son titre Les
exclus, un Français sur dix ; Jacques
Delors déclare, en 1994, dans un entretien accordé au Monde
Je malarme de lévolution de notre
société dont les deux tiers vivraient plus ou moins bien, mais
sans soccuper de ceux quils laisseraient sur le bord
de la route : le troisième tiers au sein duquel se
trouveraient les exclus, les marginaux, les sans-espoir .
Plus quun dénombrement cynique, ce
qui importe, cest que cette pauvreté, que lon
qualifie de nouvelle depuis la crise, est un phénomène qui sintensifie ;
que certaines catégories semblent particulièrement à risques
et que, si le manque dargent est une cause première, avoir
de largent ne suffit pas à lui seul à émerger de lexclusion.
Lhabitat
est souvent le début de toutes les ségrégations et le canal
par lequel la pauvreté sinfiltre dans les autres domaines :
éducation, emploi, santé etc.
Le degré dexclusion
peut aussi se mesurer sur la base du rétrécissement du réseau
de sociabilité. Le pauvre est victime de désaffiliation ,
cest-à-dire dune double exclusion : dune
exclusion économique et socio-familiale.
Sous les coups conjugués de la croissance
économique de laprès-guerre et le développement de létat
providence la pauvreté absolue a effectivement régressé ;
le quart-monde se résorbe progressivement, en revanche la
nouvelle pauvreté se caractérise par un éventail social plus
large. La détérioration du marché de lemploi, sa
flexibilité croissante, font que les individus vulnérables
risquent de précipiter dans lexclusion et, fait nouveau,
le pauvre nest plus le déviant, linadapté, tels que
le voyaient les conceptions déterministes et un peu mécanistes
dautrefois, mais quiconque se trouve en situation de
fragilité.
Les facteurs de fragilité sont multiples,
les statistiques concernant les RMIstes prouvent toutefois que
certaines caractéristiques mettent particulièrement leurs
victimes à la merci de lexclusion. Parmi ce que lon
appelle désormais des facteurs fragilisants, on trouve :
·
la solitude, lisolement affectif ( 58,7% des rmistes sont
des personnes seules sans enfant)
·
la jeunesse (1/3 a moins de 30 ans), en revanche si les personnes
âgées ont vu leur situation saméliorer, la mauvaise
situation de lemploi fait craindre leur retour à
relativement moyen terme dans les catégories en difficultés.
·
le manque de qualification (47% ont un niveau scolaire inférieur
à la troisième, 21% ont des difficultés dexpression écrite
et orale, 11% un niveau bac ou plus.)
·
les accidents de la vie (15% ont un parcours professionnel heurté)
·
lhabitat (44% sont hébergés et 10% sont dotés dun
habitat précaire ou SDF)
Un autre facteur
largement constaté est lendettement des familles :
on achète désormais tout à crédit, le logement, les vacances.
La France compte aujourdhui plus de 200.000 familles
surendettées, ce qui signifie que 60% de leurs revenus sont
absorbés par le remboursement des dettes. La loi Neiertz
(31/12/89) est une réponse au surendettement des ménages. Elle
instaure des commissions dexamen du surendettement des
particuliers afin de les épauler dans leurs relations avec leurs
créanciers ; les solutions peuvent être des octrois de délais,
des rééchelonnements de mensualité ou la réduction des taux dintérêt.
Toutefois le facteur de base reste lexclusion
du monde du travail. Informatisation, robotisation permettent des
économies de main duvre, peu qualifiée en
particulier. Le chômage touchait 2% de la population dans les
années 60 et 12% en 1994 (3,5 millions de personnes), autre
chiffre grave le chômage de longue durée augmente. La précarisation
des emplois, la diffusion des contrats à durée déterminée, à
temps partiel, en intérim, font que les heures travaillées ne
permettent plus daccéder aux indemnités.
Lemploi nest
pas cependant, à lui seul, une garantie contre lexclusion
(30% des chefs de ménage sadressant à laction
sociale ont un emploi). Les ruptures familiales sont un important
facteur de paupérisation.
e.2. Lutter
contre la pauvreté.
Restaurer la citoyenneté pour tous
mobilise le gouvernement mais aussi les associations caritatives.
Ces dernières interviennent dans lurgence, elles
permettent, par exemple, de patienter
devant les lenteurs de la bureaucratie.
Le réseau
caritatif est très diversifié. Dinspirations religieuse
ou laïque, les stratégies de lutte contre la pauvreté ont fait
maître de nouveaux organismes, tous ont pour objectif une action
daide de terrain. Nous citons parmi les plus connus:
1881 |
Armée
du Salut |
1939 |
Cimade,
service oecuménique dentraide |
1945 |
Secours
populaire |
1946 |
Secours
catholique |
1954 |
lAbbé
Pierre crée les chiffonniers dEmmaüs |
1957 |
Joseph
Wresinki fonde ATD quart monde |
1983 |
Coluche
fonde les Restaurants du cur |
1992/93 |
apparition
de la vente des journaux de rue (le réverbère, la Rue,
Faim de siècle
) |
Les organismes daide
sont en liaison étroite avec les pouvoirs publics. Ils les
renseignent et les aident à mieux connaître les besoins, les
caractéristiques de leur clientèle ;
ils leur proposent des réformes. Les nombreux dossiers constitués
par les associations ont largement servi à élaborer la loi sur
le RMI.
En 1988, avec la loi sur le RMI, la France
se dote dune politique de lutte contre la pauvreté qui nétait
auparavant quune partie implicite du système daide
sociale. Cette mesure a longtemps été discutée et remise à
plus tard : les libéraux lassimilaient à une
charité légale , la gauche la
voyait comme un renoncement à lutter contre les causes de la
pauvreté mais cest un gouvernement de gauche qui a fini
par linstaurer.
Il sagit dune
mesure mixte conjuguant assistance et insertion, ce deuxième
aspect fait son originalité. Le bénéficiaire du RMI sengage
en effet à participer aux actions dinsertion quil
contribue à définir (stage de formation, dalphabétisation
etc.
). Les deux volets (assistance/insertion) sont
toutefois indépendants. Si le bilan de lassistance
est plutôt positif (la Sécurité Sociale noffrant de véritables
garanties quaux individus insérés dans la société)
celui de linsertion est plus mitigé. 40% des rmistes en
1989, le sont encore en 1997, or il sagissait, dans lesprit
du législateur, dune allocation temporaire. Le débat sur
lavenir du RMI est intense et en cours, il enrichit la
discussion sur les minima sociaux.
Fin 97- début 98,
les associations de chômeurs font irruption
sur la scène médiatique. Elles organisent des actions telles
que loccupation des antennes Assedic et se proposent comme
interlocuteurs actifs et non plus seulement comme douloureux
patients dune fatalité .
Juillet 98 voit
la France se doter dun projet de loi dorientation de
lutte contre les exclusions. La ministre de lemploi
et de la solidarité la présenté tout dabord comme laboutissement
dun travail formidable fait par les associations (Le
Monde 22/05/98).
Celles-ci, au
plus fort de leur mouvement, ont obtenu la création dun
Fonds durgence sociale (FUS) destiné à apporter une aide
financière immédiate aux personnes en détresse. Létude
réalisée par rapport aux demandes daide, relance les
inquiétudes ; en effet, malgré le retour de la croissance,
les dispositions de la loi contre lexclusion, on y lit une
chronicisation massive de la pauvreté. Le FUS a fait émerger,
autre inquiétude, une clientèle nouvelle qui traditionnellement
ne sadresse pas aux services sociaux, formée de
bataillons de travailleurs précaires,
ayant des revenus souvent inférieurs au seuil de pauvreté (3200f
mensuels).
Lexclusion
reste vécue comme un baromètre de létat de santé de la
communauté démocratique, un indicateur de lharmonie régnant
dans la société, le principe dégalité étant au
fondement de la citoyenneté.