Cette commémoration ouvre plusieurs thèmes :
la connaissance de laffaire en elle-même et, à travers
elle, lantisémitisme et le rôle des intellectuels.
On peut en effet lire dans nos
dictionnaires :
à
la lettre I dans le Petit Robert :
Intellectuel :
qui a un goût
prononcé (ou excessif) pour les choses de lintelligence,
de lesprit ; chez qui prédomine la vie intellectuelle.
Les intellectuels, la classe des intellectuels Þ intelligentsia ; clerc ; mandarin, les intellos.
à
la lettre J dans Il nuovo Zingarelli
Jaccuse :
denuncia
fatta pubblicamente di un sopruso, di un ingiustizia e sollecito
invito a porvi rimedio.
On signale
souvent le rôle des intellectuels comme un élément de lexception
française. Leur histoire est désormais un secteur à part entière
de lhistoire politique et socioculturelle française.
Avant la IIIe
République, il est arrivé que des hommes de culture
investissent la politique : les philosophes du XVIIIe,
Victor Hugo contraint à lexil pour ses positions hostiles
à Napoléon III. Pourtant cest la fin du XIXe
qui marque lentrée des intellectuels comme figures
marquantes du débat civique.
Au commencement
était lAffaire Dreyfus écrit Jean-François Sirinelli
dans Le magazine littéraire du mois de décembre 1987 et aussi,
plus récemment, dans Intellectuels et passions françaises.
Cette affaire, précise-t-il, est fondatrice, non parce que le
substantif intellectuel nexistait pas déjà ou parce que
les clercs navaient pas joué un rôle politique, mais
parce quavec la défense du capitaine Dreyfus se sont dégagées
trois des caractéristiques de leur intervention en politique :
elle est collective, leur signature devient la reine de batailles
sur des grandes causes telles que la Justice ou la Vérité,
valeurs quils défendent en qualité dexperts.
Linjuste
condamnation dont il fut la victime est le point de départ de lune
des plus graves crises de la IIIe République.
Dreyfus (1859-1935)
est un officier français dorigine juive alsacienne. Accusé
à partir dune simple ressemblance décriture davoir
livré à lennemi des renseignements militaires, il est arrêté
en 1894, jugé de façon sommaire, condamné à la déportation
en Guyane. Laffaire est oubliée après une première flambée
dantisémitisme jusquen 1896, année où le nouveau
chef des renseignements, le commandant Picquart, découvre que la
trahison a été commise par lofficier Esterhazy. Un petit
groupe (famille, défenseurs, premiers fidèles) mène lenquête
et lance la campagne de presse pour la révision du procès.
Esterhazy est acquitté en 1898. Le gouvernement affirme quil
ny a pas daffaire Dreyfus alors que lopinion
est divisée en deux camps : dreyfusards (intellectuels,
socialistes, radicaux, républicains modérés antimilitaristes réunis
dans la Ligue des Droits de lHomme) et antidreyfusards (la
droite nationaliste, antisémite et cléricale, regroupée dans
la Ligue de la Patrie française). Après lacquittement dEsterhazy
et le déplacement de Picquart en Tunisie, E.Zola publie dans le
journal de Clémenceau L Aurore
une lettre ouverte Jaccuse prenant la défense de
Dreyfus. Il est condamné à un an de prison et à 3000 francs damende.
En 1899, la découverte de faux et le suicide de lauteur de
ses faux, imposent la révision du procès alors quune
coalition de gauche gouverne le pays. Un conseil de guerre
condamne à nouveau Dreyfus à 10 ans de prison, en lui octroyant
les circonstances atténuantes. Quelques jours plus tard il est
gracié par le président Loubet. Le jugement nest cassé
quen 1906 et Dreyfus réintégré dans ses grades et sa
fonction.
Émile Zola, écrivain
français (1840-1902) publia dans le journal LAurore larticle
intitulé Jaccuse qui a fait basculer laffaire
Dreyfus mais la marche vers la réhabilitation totale a été un
parcours de souffrance pour lauteur enterré au Panthéon,
devenu le symbole de lengagement intellectuel. Condamné
pour son article au maximum de la peine, il fut insulté, menacé,
agressé, jusquà sa mort qui reste, elle aussi, quelque
peu mystérieuse. Il est mort asphyxié parce quun énorme
bloc obstruait le conduit de sa cheminée, cheminée quil
avait pourtant fait ramoner peu auparavant !
Il fut contraint à lexil, des
biographies mensongères allèrent jusquà salir la mémoire
de son père. Détails peut-être, mais pas des moindres, accusé
de vouloir senrichir, laffaire a coûté à Zola la
moitié de ce quil avait épargné dans une vie de travail
forcené. Ironie du sort, il ne verra jamais triompher la justice
pour laquelle il sétait battu.
d.3. La société française révélée
par l affaire Dreyfus
Laffaire
est un conflit aigu, un conflit de valeurs où vérité, justice
et droits de lhomme sont défendus face à la raison détat
et au culte étroit de la patrie. Les fondements de la démocratie
sont en cause. Cette affaire dévoile le conflit profond qui
divise la société française. Elle est dabord le symptôme
dun corps social atteint de racisme. Le racisme à travers
le recours au bouc émissaire satisfait une partie de lopinion
désireuse de trouver les responsables dune situation de
souffrance qui lui échappe (la France ne digère pas la défaite
de 1870, les scandales financiers, les crises ministérielles). Larmée
portait en elle les vertus nationales, aussi choisit-on dimputer
ses défaites à la trahison. Un autre combat se joue : la
grande bourgeoisie a vu son influence décliner, la république
seule issue acceptable aux désastres de la guerre et de la
Commune ne la satisfait pas, les classes moyennes y ayant trop de
pouvoir. Laffaire Dreyfus vient à point nommé pour
coaguler tous les électeurs fidèles aux valeurs de lordre,
de lautorité, de lhonneur. La cause antidreyfusarde
rassemble tous ceux que les nouvelles évolutions politiques, économiques
et sociales remettent en question.
Laffaire
sanctionne également le rôle de la presse face à lopinion.
A travers elle, et les débats passionnés quelle suscite,
lopinion retrouve un rôle. Sa participation est toutefois
plus apparente que réelle, plus passive quactive, mais il
en résulte que le débat sort du huis-clos où les autorités
auraient préféré le confiner. Si lordre a toutefois prévalu,
la grande victoire des dreyfusards a été dans la marque que
leur courage, pour défendre à travers un innocent, une idée et
un droit, a imprimée à jamais dans lesprit des Français.
Nous trouvons une
illustration récente de cet affrontement lors de laccident
provoqué au sein de lAssemblée nationale par un discours
du Premier ministre socialiste Lionel Jospin. Répondant à une
question au sujet de la commémoration de l'Abolition de l'esclavage,
il choisit de procéder à un rappel historique des
positions des forces politiques de l'époque ainsi que de celles
quelles avaient adoptées cinquante ans plus tard au moment
de laffaire Dreyfus. Il attribue à la gauche le mérite davoir
combattu lesclavage et soutenu Dreyfus tandis que la droite
aurait été esclavagiste et antidreyfusarde. Les historiens ont
contredit cette simplification abusive même si lun deux
reconnaît quil y a des tendances permanentes comme lesprit
républicain aux origines de la gauche et un réflexe
conservateur dans la généalogie de la droite, tout en invitant
L. Jospin à ne pas oublier que la droite daujourdhui
descend dauthentiques républicains et non des liberticides
royalistes ou bonapartistes.
Doù lon
voit que les passions ne sont pas enterrées.
La date de
naissance de cet appellatif est considérée
la date de publication du Jaccuse
zolien. Maurice Barrès lâcha le mot définitif en sen
prenant à la Protestation des intellectuels. La France, à la
charnière des deux siècles, entre dans lère des masses
comme la plupart des pays occidentaux. Les intellectuels y jouent
un rôle, car ils sont au cur de la circulation des idées,
ils sont dotés dun pouvoir dinfluence et contribuent
à mettre en forme les débats civiques. Lautre versant du
débat fut pendant longtemps occupé par lAction française :
le mouvement de Charles Maurras, qui proposait aux jeunes clercs
une idéologie très structurée, fut durant trois ou quatre décennies
lenvers de la République. Cette dernière présente la Révolution
comme un événement fondateur, lAction française au
contraire comme un drame cosmique.
Durant les années
30, on observe une évolution des thèmes de mobilisation des
intellectuels : à gauche le thème de lantifascisme,
à droite lanticommunisme. Les intellectuels interprètent
alors ce que lon a pu appeler la guerre froide franco-française.
Les années 30 anticipent les trente glorieuses
de lengagement. Associée à la collaboration avec
les régimes responsables des crimes atroces de la seconde guerre
mondiale, la droite idéologique est cantonnée à une position
de défense, la gauche et lextrême gauche règnent au
contraire jusquà la fin des années 70. Des noms
retentissent encore par les débats contrastés quils
suscitèrent, citons-en quelques-uns dans le désordre: R.
Aron, Sartre, Malraux, Barthes
Leurs noms évoquent les
crises politiques majeures, telle que la guerre dAlgérie
par exemple.
Les différents
combats des intellectuels renvoient aussi aux canaux quils
empruntent, aux tremplins de leur autorité. La montée en
puissance de laudiovisuel a ravi le devant de la scène aux
intellectuels traditionnels. Une enquête a fait apparaître que
les nouvelles générations qui protestent en 86 se réfèrent
davantage aux chanteurs quaux écrivains. Si les
nouvelles idoles semblent sonner le glas du pouvoir des clercs,
le discours de ces derniers a passablement pâli dans les années
80. Edgar Morin parle dune période de basses
eaux mythologiques . La victoire électorale de la
gauche, en 1981, survient à une époque charnière de lhistoire
des clercs apparemment réduits au silence.
La question
concernant limpact véritable des prises de position des
intellectuels nest pas vaine. Lintellectuel colore
son environnement. Lhistoire des pétitions constitue un
observatoire précieux pour localiser les champs de force qui
structurent la société française. Manifestes et pétitions
reflètent lhistoire des crises françaises, bien que les
intellectuels en amplifient certaines et en minimisent dautres.
Les femmes à leur tour, plus de 70 ans après la guerre
masculine de laffaire Dreyfus, montent collectivement sur
la scène lorsquelles publient un manifeste annonciateur
des changements plus privés qui travaillent la société. Le
manifeste publié le 5 avril 1971 en faveur de lavortement
suivi de 343 noms de femmes est le premier de sexe féminin à
obtenir un réel écho national.
Une autre
question évoquée concerne les qualités requises pour
mériter le statut dintellectuel et
dans ce domaine lirruption en force de la télévision et
le retentissement quelle offre aux paroles de chanteurs, dacteurs
etc, brouillent les schémas traditionnels. A ce sujet, le
soutien accordé par le milieu intellectuel à la candidature de
lacteur comique Coluche à lélection présidentielle
de 1981 est emblématique. La remise en cause des idéologies
traditionnelles qui nourrissaient le clivage droite-gauche et la
chute du mur, ont un pouvoir déstabilisateur peu propice aux
prises de position.
La mort des
clercs, lautomne des intellectuels, souvent annoncés
semblent contredits par des événements récents tels que les débats
suscités par limpuissance européenne au moment de la
crise yougoslave ou plus récemment encore par les pétitions
partant du monde du spectacle et en particulier des cinéastes
engageant leur nom pour la défense des sans-papiers (le 11 février
1995, 66 réalisateurs lancent un appel à la désobéissance
civile en réaction contre la loi Debré sur limmigration)a
Il paraît licite de les interpréter comme le signe dun
rebondissement de lengagement de celles que lon
appelle désormais volontiers les élites culturelles. Le nouveau
combat exprime, plus quun débat didées, laffirmation
dune solidarité au côté des plus démunis, des milieux
en voie de paupérisation. En quête de cadre idéologique la référence
choisie paraît être le respect plus vaste de la devise républicaine
Liberté, Égalité, Fraternité .