III.d. 1998, Centenaire de l’affaire Dreyfus

 

Cette commémoration ouvre plusieurs thèmes : la connaissance de l’affaire en elle-même et, à travers elle, l’antisémitisme et le rôle des intellectuels.

On peut en effet lire dans nos dictionnaires :

à la lettre I dans le Petit Robert :

Intellectuel :

qui a un goût prononcé (ou excessif) pour les choses de l’intelligence, de l’esprit ; chez qui prédomine la vie intellectuelle.

Les intellectuels, la classe des intellectuels Þ intelligentsia ; clerc ; mandarin, les intellos.

à la lettre J dans Il nuovo Zingarelli

J’accuse :

denuncia fatta pubblicamente di un sopruso, di un ingiustizia e sollecito invito a porvi rimedio.

 

On  signale souvent le rôle des intellectuels comme un élément de l’exception française. Leur histoire est désormais un secteur à part entière de l’histoire politique et socioculturelle française.

Avant la IIIe République, il est arrivé que des hommes de culture investissent  la politique : les philosophes du XVIIIe, Victor Hugo contraint à l’exil pour ses positions hostiles à Napoléon III. Pourtant c’est la fin du XIXe qui marque l’entrée des intellectuels comme figures marquantes du débat civique.

Au commencement était l’Affaire Dreyfus écrit Jean-François Sirinelli dans Le magazine littéraire du mois de décembre 1987 et aussi, plus récemment, dans Intellectuels et passions françaises. Cette affaire, précise-t-il, est fondatrice, non parce que le substantif intellectuel n’existait pas déjà ou parce que les clercs n’avaient pas joué un rôle politique, mais parce qu’avec la défense du capitaine Dreyfus se sont dégagées trois des caractéristiques de leur intervention en politique : elle est collective, leur signature devient la reine de batailles sur des grandes causes telles que la Justice ou la Vérité, valeurs qu’ils défendent en qualité d’experts.

 

d.1. Qui est Dreyfus ?

L’injuste condamnation dont il fut la victime est le point de départ de l’une des plus graves crises de la IIIe République.

 

Dreyfus (1859-1935) est un officier français d’origine juive alsacienne. Accusé à partir d’une simple ressemblance d’écriture d’avoir livré à l’ennemi des renseignements militaires, il est arrêté en 1894, jugé de façon sommaire, condamné à la déportation en Guyane. L’affaire est oubliée après une première flambée d’antisémitisme jusqu’en 1896, année où le nouveau chef des renseignements, le commandant Picquart, découvre que la trahison a été commise par l’officier Esterhazy. Un petit groupe (famille, défenseurs, premiers fidèles) mène l’enquête et lance la campagne de presse pour la révision du procès. Esterhazy est acquitté en 1898. Le gouvernement affirme qu’il n’y a pas d’affaire Dreyfus alors que l’opinion est divisée en deux camps : dreyfusards (intellectuels, socialistes, radicaux, républicains modérés antimilitaristes réunis dans la Ligue des Droits de l’Homme) et antidreyfusards (la droite nationaliste, antisémite et cléricale, regroupée dans la Ligue de la Patrie française). Après l’acquittement d’Esterhazy et le déplacement de Picquart en Tunisie, E.Zola publie dans le journal de Clémenceau “ L ‘Aurore ” une lettre ouverte J’accuse prenant la défense de Dreyfus. Il est condamné à un an de prison et à 3000 francs d’amende. En 1899, la découverte de faux et le suicide de l’auteur de ses faux,  imposent la révision du procès alors qu’une coalition de gauche gouverne le pays. Un conseil de guerre condamne à nouveau Dreyfus à 10 ans de prison, en lui octroyant les circonstances atténuantes. Quelques jours plus tard il est gracié par le président Loubet. Le jugement n’est cassé qu’en 1906 et Dreyfus réintégré dans ses grades et sa fonction.

 

d.2 Et Zola ?

 

 

Émile Zola, écrivain français (1840-1902) publia dans le journal L’Aurore l’article intitulé J’accuse qui a fait basculer l’affaire Dreyfus mais la marche vers la réhabilitation totale a été un parcours de souffrance pour l’auteur enterré au Panthéon, devenu le symbole de l’engagement intellectuel. Condamné pour son article au maximum de la peine, il fut insulté, menacé, agressé, jusqu’à sa mort qui reste, elle aussi, quelque peu mystérieuse. Il est mort asphyxié parce qu’un énorme bloc obstruait le conduit de sa cheminée, cheminée qu’il avait pourtant fait ramoner peu auparavant !

 

Il fut contraint à l’exil, des biographies  mensongères allèrent jusqu’à salir la mémoire de son père. Détails peut-être, mais pas des moindres, accusé de vouloir s’enrichir, l’affaire a coûté à Zola la moitié de ce qu’il avait épargné dans une vie de travail forcené. Ironie du sort, il ne verra jamais triompher la justice pour laquelle il s’était battu.

 

d.3. La société française révélée par  l’ “ affaire Dreyfus ” 

L’affaire est un conflit aigu, un conflit de valeurs où vérité, justice et droits de l’homme sont défendus face à la raison d’état et au culte étroit de la patrie. Les fondements de la démocratie sont en cause. Cette affaire dévoile le conflit profond qui divise la société française. Elle est d’abord le symptôme d’un corps social atteint de racisme. Le racisme à travers le recours au bouc émissaire satisfait une partie de l’opinion désireuse de trouver les responsables d’une situation de souffrance qui lui échappe (la France ne digère pas la défaite de 1870, les scandales financiers, les crises ministérielles). L’armée portait en elle les vertus nationales, aussi choisit-on d’imputer ses défaites à la trahison. Un autre combat se joue : la grande bourgeoisie a vu son influence décliner, la république seule issue acceptable aux désastres de la guerre et de la Commune ne la satisfait pas, les classes moyennes y ayant trop de pouvoir. L’affaire Dreyfus vient à point nommé pour coaguler tous les électeurs fidèles aux valeurs de l’ordre, de l’autorité, de l’honneur. La cause antidreyfusarde rassemble tous ceux que les nouvelles évolutions politiques, économiques et sociales remettent en question.

L’affaire sanctionne également le rôle de la presse face à l’opinion. A travers elle, et les débats passionnés qu’elle suscite, l’opinion retrouve un rôle. Sa participation est toutefois plus apparente que réelle, plus passive qu’active, mais il en résulte que  le débat sort du huis-clos où les autorités auraient préféré le confiner. Si l’ordre a toutefois prévalu, la grande victoire des dreyfusards a été dans la marque que leur courage, pour défendre à travers un innocent, une idée et un droit, a imprimée à jamais dans l’esprit des Français.

d.4. L’affaire Dreyfus, matrice des affrontements futurs

Nous trouvons une illustration récente de cet affrontement lors de “ l’accident ” provoqué au sein de l’Assemblée nationale par un discours du Premier ministre socialiste Lionel Jospin. Répondant à une question au sujet de la commémoration de l'Abolition de l'esclavage, il  choisit de procéder à un rappel historique des positions des forces politiques de l'époque ainsi que de celles qu’elles avaient adoptées cinquante ans plus tard au moment de l’affaire Dreyfus. Il attribue à la gauche le mérite d’avoir combattu l’esclavage et soutenu Dreyfus tandis que la droite aurait été esclavagiste et antidreyfusarde. Les historiens ont contredit cette simplification abusive même si l’un d’eux reconnaît qu’il y a des tendances permanentes comme l’esprit républicain aux origines de la gauche et un réflexe conservateur dans la généalogie de la droite, tout en invitant L. Jospin à ne pas oublier que la droite d’aujourd’hui descend d’authentiques républicains et non des liberticides royalistes ou bonapartistes.

D’où l’on voit que les passions ne sont pas enterrées.

 

d.5. Les Intellectuels

La date de naissance de cet “ appellatif ” est considérée la date de publication du “ J’accuse ” zolien. Maurice Barrès lâcha le mot définitif en s’en prenant à la Protestation des intellectuels. La France, à la charnière des deux siècles, entre dans l’ère des masses comme la plupart des pays occidentaux. Les intellectuels y jouent un rôle, car ils sont au cœur de la circulation des idées, ils sont dotés d’un pouvoir d’influence et contribuent à mettre en forme les débats civiques. L’autre versant du débat fut pendant longtemps occupé par l’Action française : le mouvement de Charles Maurras, qui proposait aux jeunes clercs une idéologie très structurée, fut durant trois ou quatre décennies l’envers de la République. Cette dernière présente la Révolution comme un événement fondateur, l’Action française au contraire comme un drame cosmique.

Durant les années 30, on observe une évolution des thèmes de mobilisation des intellectuels : à gauche le thème de l’antifascisme, à droite l’anticommunisme. Les intellectuels interprètent alors ce que l’on a pu appeler la guerre froide franco-française. Les années 30 anticipent les “ trente glorieuses ” de l’engagement. Associée  à la collaboration avec les régimes responsables des crimes atroces de la seconde guerre mondiale, la droite idéologique est cantonnée à une position de défense, la gauche et l’extrême gauche règnent au contraire jusqu’à la fin des années 70. Des noms retentissent encore par les débats contrastés qu’ils suscitèrent, citons-en quelques-uns dans le désordre: R. Aron, Sartre, Malraux, Barthes… Leurs noms évoquent les crises politiques majeures, telle que la guerre d’Algérie par exemple.

 

Les différents combats des intellectuels renvoient aussi aux canaux qu’ils empruntent, aux tremplins de leur autorité.  La montée en puissance de l’audiovisuel a ravi le devant de la scène aux intellectuels traditionnels. Une enquête a fait apparaître que les nouvelles générations qui protestent en 86 se réfèrent davantage aux chanteurs  qu’aux écrivains. Si les nouvelles idoles semblent sonner le glas du pouvoir des clercs, le discours de ces derniers a passablement pâli dans les années 80. Edgar Morin parle d’une “ période de basses eaux mythologiques ”. La victoire électorale de la gauche, en 1981, survient à une époque charnière de l’histoire des clercs apparemment réduits au silence.

 

La question concernant l’impact véritable des prises de position des intellectuels n’est pas vaine. L’intellectuel colore son environnement. L’histoire des pétitions constitue un observatoire précieux pour localiser les champs de force qui structurent la société française. Manifestes et pétitions reflètent l’histoire des crises françaises, bien que les intellectuels en amplifient certaines et en minimisent d’autres. Les femmes à leur tour,  plus de 70 ans après la guerre masculine de l’affaire Dreyfus, montent collectivement sur la scène lorsqu’elles publient un manifeste annonciateur des changements plus privés qui travaillent la société. Le manifeste publié le 5 avril 1971 en faveur de l’avortement suivi de 343 noms de femmes est le premier de sexe féminin à obtenir un réel écho national.

 

d.6. Qui sont les Intellectuels aujourd’hui ?

Une autre question évoquée concerne les qualités requises pour “ mériter ” le statut d’intellectuel et dans ce domaine l’irruption en force de la télévision et le retentissement qu’elle offre aux paroles de chanteurs, d’acteurs etc, brouillent les schémas traditionnels. A ce sujet, le soutien accordé par le milieu intellectuel à la candidature de l’acteur comique Coluche à l’élection présidentielle de 1981 est emblématique. La remise en cause des idéologies traditionnelles qui nourrissaient le clivage droite-gauche et la chute du mur, ont un pouvoir déstabilisateur peu propice aux prises de position.

La mort des clercs, l’automne des intellectuels, souvent annoncés semblent contredits par des événements récents tels que les débats suscités par l’impuissance européenne au moment de la crise yougoslave ou plus récemment encore par les pétitions partant du monde du spectacle et en particulier des cinéastes engageant leur nom pour la défense des sans-papiers (le 11 février 1995, 66 réalisateurs lancent un appel à la désobéissance civile en réaction contre la loi Debré sur l’immigration)a Il paraît licite de les interpréter comme le signe d’un rebondissement de l’engagement de celles que l’on appelle désormais volontiers les élites culturelles. Le nouveau combat exprime, plus qu’un débat d’idées, l’affirmation d’une solidarité au côté des plus démunis, des milieux en voie de paupérisation. En quête de cadre idéologique la référence choisie paraît être le respect plus vaste de la devise républicaine “ Liberté, Égalité, Fraternité ”.